Un mauvais souvenir…

Internat du lycée Jean Moulin de Forbach, 1969/ 1970

Internat du lycée Jean Moulin de Forbach dans les années 70
Photos de l’internat du lycée Jean Moulin de Forbach en 1970

La salle d’étude bruisse simplement du son des cahiers qui se referment et des plumes qui grattent le papier. 

Parfois un toussotement, mais rien de plus. 

Bahoff baille aux corneilles, Schmidt chuchote à Janicki quelques insanités, d’une table à l’autre. 

Le pion est en repos, et bouquine à son bureau, nous jetant parfois un coup d’œil furtif, rapide.

Mais tout n’est pas si tranquille que cela.

Cela fait déjà une bonne demi-heure qu’une projection liquide et visqueuse s’abat sur ma table ou sur ma tête, à un intervalle de trois minutes environ. Il ne me faut pas étudier longuement la composition de cette projection pour comprendre rapidement qu’il s’agit d’un “mollard”, nom donné par les congénères et moi-même à un crachat humain… Dégueulasse…

Ecœuré, je me retourne sur ma chaise, et j’aperçois le glorieux combattant qui essaye de cacher la règle en plastique dont il se sert pour projeter sa salive sur ma personne.

Bordier… 

Décidément, tout par derrière, comme à l’accoutumée, et c’est bien le cas, puisque son bureau est à deux rangées derrière la mienne.

Il est plus âgé que moi de deux ans. 

A notre âge, cela compte. Je suis en cinquième, et lui en troisième. Sur le plan physique, je ne peux pas faire le poids.

Pourtant je me retourne, et de façon péremptoire, je lui intime de cesser aussitôt ses projections de miasmes.

Peine perdue.

Après quelques minutes, ça recommence de plus belle. 

Il rigole.

Il partage son hilarité avec ses voisins de rangée, spectateurs assis sur la tribune que constituent les tables de la salle d’étude pour assister à cette action trépidante… Tous de son âge, des grands, quoi…

J’ai compris.

A partir de cet instant, je ne cesse de retenir ma salive dans ma bouche. 

J’emmagasine. 

Je stocke.

Je rumine.

Après une demi-heure de fin d’étude, ma bouche est pleine de salive, et au moment où le pion décrète la sortie pour se rendre au réfectoire, c’est mon moment. 

A l’instar de son public hilare, Bordier se dirige vers la sortie

Je le suis de près. 

Mais arrivés au niveau de la porte, je lui tapote doucement l’épaule. 

Il se retourne. 

Splash!!!

De toutes mes forces, je lui projette la totalité de ma production salivaire que je retiens depuis une demi-heure, en souillant son visage. 

Aussitôt, je me mets en garde les poings serrés, prêt à me battre avec lui malgré la différence d’âge et de taille.  

Mais il esquive. 

Il se défile. 

Il se débine.

Le pion siffle le départ.

Et c’est ainsi que nous nous mettons en route pour nous rendre au réfectoire afin d’y prendre notre repas du soir.

Après le repas, tous les élèves se rendent en cours de récréation.

C’est là que les choses se sont gâtées.

Bordier fréquentait toujours les grands de première ou de terminale qu’il fournissait en cigarettes et autres denrées qui provenaient des “économats” des forces françaises en Allemagne, dont nos pères bénéficiaient.

Ces articles coûtaient beaucoup moins cher dans ces “économats”. Cela permettait à Bordier d’avoir de bons appuis avec les “grands”.

Il arrosait aussi le surveillant général Maret, lequel, de ce fait, fermait plus facilement les yeux sur quelques vétilles que Bordier commettait parfois. 

Un bon “faillotage” des familles, pour achever de peaufiner le personnage.

A la récréation, donc, je sentis des poignées puissantes me saisir par les bras pour m’entraîner dans la salle d’études, alors vide de toute surveillance.

J’étais seul, gamin de cinquième, dans les bras de gaillards de première et terminale, qui commencèrent à me tabasser à tour de rôle. Les coups pleuvaient, je hurlais, mais personne ne pouvait m’entendre…

Les surveillants, absents des lieux, fumaient en devisant dans la cour de récréation, à l’extérieur… 

Mes hurlements étaient inaudibles pour un secours éventuel.

Après plusieurs minutes, vint le supplice de la chaise. 

Cela consistait à me coincer le cou en ciseau entre deux dossiers de chaises, en bois et métal, tenues par deux gars qui tiraient dessus jusqu’à l’étranglement.  Durant ce supplice, qui me paralysait totalement, les autres me frappaient le ventre à coups de poing sans que je puisse aucunement réagir.   

Alors que dans un cri je leur demandais pourquoi j’étais soumis à ce traitement, ils rigolaient, en évoquant mon action sur Bordier.

Mais Bordier était absent… comme d’habitude, et mon supplice n’était pas fini. 

Ils m’entrainèrent alors à l’extérieur, dans la cour de récréation.

Ce qui m’attendait, c’était le supplice des rosiers.

Au fond de cette cour, cachée derrière le bâtiment des terminales, une petite plate-forme de béton surplombait des rosiers avec de belles épines. C’est là qu’ils m’emmenaient.

Trois gaillards me saisirent par les pieds, puis, la tête en bas, je fus secoué dans les épines pendant de longues minutes. Mon corps était hissé puis rabaissé, alternativement, afin de se frotter aux branches épineuses.

Je saignais, je me débattais, je hurlais de longues minutes au milieu des rires et des quolibets. 

Une éternité passa.

L’un d’eux s’arrêta en signifiant aux autres que vu mon état, il valait mieux s’arrêter là. On me relâcha.

En sang. 

Hébété et hagard.

Il était inconcevable de rentrer dans cet état dans la salle d’étude.

Un pion (nouveau) m’aperçut soudain, et constatant mon pitoyable état, m’expédia illico à l’infirmerie. Là, l’infirmière, scandalisée, lorsqu’elle découvrit les ecchymoses, les éraflures sanguinolentes, alerta le surveillant général. 

Cela déclencha un petit séisme en chaîne, qui ébranla l’encadrement du lycée. 

Le surveillant général, qui craignait (!?!) passablement les grands de terminales et premières, impliqués dans ce règlement de compte, ne réagit pas. 

Il faut dire à sa décharge que l’année précédente un gamin de cinquième lui avait coupé les câbles de freins de sa voiture pour se venger d’une punition. Il s’en était aperçu juste à temps avant de partir en voyage un peu plus tard avec sa famille dans ce même véhicule.

Le « pion » qui avait signalé mon agression se rendit insistant, et lui intima de prendre ses responsabilités. 

Il contacta également le proviseur et le censeur… 

Tout ce ramdam agita le “landerneau” éducatif, en perturbant un ronronnement administratif qui impliquait un laisser-faire coupable. L’institution était fragilisée, il fallait la protéger…

Ce qui devait arriver… arriva.

Le pion fut sanctionné, et…

Congédié.

Par la suite, une chape de plomb recouvrit cette affaire, que personne n’évoqua plus jamais.

Moi-même, en rentrant le week-end suivant chez mes parents, j’évitais de les informer du forfait de Bordier, car nos parents respectifs entretenaient une étroite amitié. 

Cela aurait été dévastateur.

J’ai gardé le silence des années durant.

Entre Bordier et moi s’était installé un non-dit d’autant plus pesant que nos familles se fréquentant, nous avions à partager des moments ensemble, voire des vacances familiales.

Mais je savais, et il savait que je savais…

Une situation pénible, d’autant que j’avais assisté par la suite à d’autres lâchetés qu’il avait pu commettre… 

Nos chemins se sont de nouveau rejoints, pour les mêmes raisons de tradition familiale.

Mais cet événement violent m’avait laissé une profonde défiance par rapport à sa personne. Toutefois, toujours pour les mêmes raisons familiales, et aussi par un désir de passer à autre chose, mon chemin se recroisèrent. Une relation de voisinage s’installa.

Ainsi, bien des années plus tard, il m’avoua une autre lâcheté commise au détriment d’un de nos camarades d’internat.

En effet, chaque fin de premier trimestre, avant les vacances de Noël, le lycée organisait un bal pour les internes. Tout le monde attendait cette date avec impatience car c’était le moment des premiers contacts avec le sexe opposé, des premiers bisous. Pourtant cette année-là, en 1968,  le bal fut interrompu après à peine 1h. Le surveillant général avait constaté que le dortoir du premier étage, chez les garçons, avait été complètement retourné…

On cherchait le coupable. Le surveillant général insista pour qu’il se dénonce.

Personne ne bougea.

Le bal fut annulé, et chacun rentra en dortoir.

Il y eut une enquête dans la journée du lendemain, et un coupable fut trouvé malgré ses dénégations. Il s’agissait de Zind.

Il protesta énergiquement, mais malgré ses dénégations, la justice du lycée fut impitoyable: il passa en conseil de discipline et fut renvoyé le lendemain même.

Comme Zind habitait en Allemagne, il n’avait pas d’autre solution que d’être transféré au lycée technique, alors que c’était un élève très littéraire. Il changea alors malgré lui de catégorie d’études, et d’avenir. Malgré son innocence.

Des années plus tard, Bordier m’avoua, avec ce que je crois être un sincère remords, qu’il était le responsable du vol dans le dortoir. Il n’avait pas eu le courage de se dénoncer et avait laissé Zind porter le chapeau à sa place.

Bien sûr, il ne s’agissait pas d’un crime capital, mais la lâcheté de Bordier avait bouleversé la vie professionnelle d’un camarade innocent.

Par la suite, Bordier fit carrière dans… la police municipale d’une petite bourgade, avec beaucoup, beaucoup, beaucoup de zèle…

A croire que chacun est chargé d’une destinée préécrite…

Ainsi va la vie…

  • PS:  J’ai changé  le nom du personnage de cette histoire pour des raisons que l’on comprendra.

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