MARET

Michel Maret était le surveillant général du bâtiment C, qui accueillait les élèves de 4e et de 3e.

Avec sa coupe de cheveux taillés en brosse, sa petite moustache fine et rase qu’il faisait apparaître dans un redoutable rictus durant lequel il retroussait sa lèvre supérieure, Michel Maret avait le profil type de l’ancien militaire de carrière. Mais cette carrière avait été foireuse. Effectivement, il avait été “ORSA”,  et à ce titre, nous autres, fils de militaires en activité, étions devenus ses souffre douleur. 

En effet, ORSA signifiait: Officier de Réserve en Situation d’Activité. Lorsque les événements d’Algérie étaient devenus une véritable guerre, le gouvernement français, afin d’augmenter l’effectif de ses cadres, avait créé ce statut afin de pérenniser l’activité de ses aspirants qui ne devaient servir au départ que pour le service militaire. 

Durant toute la guerre d’Algérie, ces officiers avaient exactement les mêmes fonctions que ceux d’active. Mais après les accords d’Évian, le sureffectif d’officiers dans l’armée française obligea celle ci à se séparer de ceux qui étaient, disons-le, le moins désirés. Maret en faisait partie. 

Comme beaucoup, il en était furieusement mortifié. Il s’était mis à boire, et nous le comprendrions plus tard, il développait jour après jour un véritable statut de terreur sur deux pattes.

Nous étions des petits nouveaux, fraîchement débarqués à l’internat, en sixième. Autant dire que le moral était déjà difficile. Nous sortions juste des jupons de nos mères pour affronter la collectivité et la loi de la jungle.

Beaucoup d’entre nous étaient des enfants de militaires qui séjournaient dans les garnisons basées en Allemagne. Tous les lundis matin , un autobus nous convoyait jusqu’à l’internat où il revenait nous rechercher le samedi suivant.

Ce jour-là, à la fin du mois de septembre, après une journée de cours et de salle d’études, nous avions enfin retrouvé le dortoir. 

Chacun  vaquait à ses petites occupations domestiques, à savoir brossage de dents, douche, ouverture du lit et surtout les derniers bavardages de la journée. La rumeur des discussions était constante mais calme. 

Georges Mathé, qui venait comme moi de St Wendel, était mon voisin de lit. 

À l’instar de nos camarades de dortoir, nous devisions ensemble. Lui, tournait le dos à l’entrée du box, alors que j’y faisais face. Après de longues minutes d’un doux brouhaha ronronnant, tout à coup, l’intensité de la rumeur chuta de façon assez brutale. Mais Georges Mathé, plongé dans son discours, continuait à parler avec la même intensité…

Ce faisant, il tournait le dos à l’entrée de notre box.

Il ne pouvait donc pas s’apercevoir que Maret, notre surveillant général, se tenait derrière lui, campé sur ses deux jambes et les bras croisés, la lèvre supérieure retroussée sur une moustache courte, hérissée, et qui visiblement jouissait de surprendre l’orateur qui ne l’avait pas vu. Terrorisé, je regardais mon camarade qui sombrait douloureusement dans son pathétique discours, sans percevoir le danger qui se tenait dans son dos. Avec insistance, je le regardai en écarquillant les yeux pour essayer de lui faire comprendre qu’il fallait se taire…très vite.

Mais plus il continuait à parler, et plus le surveillant général, vicieux, se complaisait à le laisser s’enfoncer dans son soliloque…

Au bout d’une minute interminable, il comprit que mon regard signifiait une alerte. Dans un silence assourdissant, il se retourna alors, et, horrifié, aperçut le surveillant général qui campait sur ses deux jambes, légèrement penché en arrière, les bras croisés et la lèvre supérieure retroussée sur sa moustache, à l’entrée du box.

Silence de Mort.

  • Approche toi.
  • Comment t’appelles tu?
  • Georges Mathé Monsieur.
  • Plus fort!
  • GEORGES MATHE ! Monsieur…
  • D’où viens tu?
  • Saint Wendel Monsieur.
  • Que fait ton père? 

Là, on abordait le sujet sensible, qui importait beaucoup, pour le sous -lieutenant Maret reversé dans le civil par la grande muette qui n’en voulait plus, en lui concédant un emploi réservé dans la fonction publique, en l’occurrence surveillant général de notre lycée.

  • Il est mort Monsieur.
  • Que faisait ton père avant de mourir?
  • Il était militaire Monsieur, il a été tué en Algérie.

Maret retroussa à nouveau sa lèvre supérieure sur sa moustache fine, blonde, qui soulignait sa coupe en brosse de la même teinte. Il jouissait…

  • Quel grade?
  • ?
  • Quel grade avait ton père?
  • Adjudant Monsieur.

Durant deux à trois secondes interminables, Maret fixait Mathé avec ses yeux. Puis soudain, très lentement, en détachant bien chaque mot, il lui dit:

  • Et bien Mathé, maintenant ferme bien les yeux, et pense fort à ton père.

Georges Mathé obtempéra, de façon automatique, docile, sans crainte. 

J’étais derrière lui, lorsque je vis le surveillant général, de toute la force de ses trente six ans avinés, campé sur ses deux jambes d’officier de légion, lui asséner de toute volée une giffle magistrale dont le claquement retentit dans tout le dortoir.

Mathé vacilla, titubant, assommé par cette gifle monstrueuse qui aurait pu lui décrocher la mâchoire. Sa joue était tuméfiée, écarlate. Sidérés, les élèves s’étaient arrêtés de respirer. Le silence était lourd. Immensément lourd…

Maret tourna les talons puis sortit cuver son vin dehors, son forfait accompli.

Mon voisin de lit, la joue violette à présent, laissait couler ses larmes sur son visage tuméfié.

Doucement je le poussai vers son lit, près du mien. Après s’être couché, il sanglota toute la nuit. Jusqu’au petit matin. 

Je me sentais tellement impuissant, incapable de calmer cette douleur d’enfant brutalisé par un adulte qui avait à cette époque les pleins pouvoirs sur nous. 

Je le tenais simplement par l’épaule. 

Je me sentais lâche, mais de quoi?

J’avais moi aussi 11 ans, et je débarquai, comme Georges Mathé, dans ce monde hostile, sans être orphelin toutefois.

Toute la nuit, Georges Mathé sanglota, et toute la nuit, ses sanglots me déchiraient…

Depuis, l’eau a coulé, le temps a passé, je suis devenu un adulte, j’ai vécu ma vie…et j’ai vieilli. J’ai parfois rencontré d’autres Maret, d’autres Mathé…

Pourtant, après toutes ces longues années, cette nuit est restée gravée dans ma mémoire, comme une déchirure pérenne. Je ne sais pas ce qu’est devenu Georges Mathé. Mais je l’entends encore parfois pleurer, au tréfonds de mes souvenirs d’enfance…

Michel Maret, lui, est mort en 1983. Il a eu la délicatesse de mourir d’une crise d’éthylisme dans son bureau…de conseiller principal d’éducation. (!)

Lorsque les pompiers sont venus chercher son cadavre, il leur a fallu déblayer les bouteilles d’alcool qui s’entassaient dans son bureau. L’Education nationale et les syndicats l’avaient soutenu jusqu’au bout, envers et contre les jeunes élèves qu’il était sensé éduquer…

Pour ma part, je poursuivais mon chemin vers l’adolescence avec un peu plus de maturité, et de préhension de la dure réalité qui m’attendait.

Mais j’ai toujours refusé, quoiqu’il en côutait parfois, de laisser faire.

Je ne supporte plus les pleurs d’enfants malheureux…

3 commentaires

  1. J’ai connu Monsieur Maret. Je ne soupçonnais pas tout cela. Je me souviens qu’il surveillait l’entrée du bâtiment du lycée aussi. J’ai quitté le lycée en 1983 et je me souviens que Monsieur Maret m’avait félicitée pour mon BAC.

    1. Merci beaucoup isabelle pour votre commentaire. ces évènements se sont déroulés en septembre mille neuf cent soixante six, c’est-à-dire bien avant que vous entriez vous même au lycée Jean moulin. Je pense qu’après il a mis de l’eau dans son vin, mais cet évènement avait marqué ma vie…

  2. Je suppose qu’en 1966, la discipline était plus sévère, mais même quand j’étais au lycée, Monsieur Maret avait une certaine autorité et les jeunes n’osaient pas le provoquer, ils ne faisaient pas trop les malins devant lui. C’est sa tenue vestimentaire qui m’intriguait et j’ai un souvenir très précis de lui.

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