Un peu plus tard, lorsque la nuit est devenue noire, la prière s’arrête et la récréation commence. En fait de récréation, les jeunes novices se regroupent à 4 ou 5 garçons, et l’un d’entre eux est soumis aux questions des autres. Ceux-ci commencent un extrait de texte sacré, et l’autre doit le terminer avant que les questionneurs n’aient claqué dans leur main. L’atmosphère est moqueuse, joueuse, mais joyeuse. Nous restons avec les moines, dans la nuit de Phuktal Gompa, à trois jours de marche de Padum, puis 8 jours de bus pour Delhi, 24 heures d’avion et 3 heures de train de ma maison…
Nous retournons sur la terrasse, Daniel et moi. C’est l’heure de la prière.
Les moines sont assis dans la position du lotus, le dos tourné au vide, face à un maître de cérémonie et scandent les mantras en chantant et psalmodiant ceux-ci. Le jour s’efface devant la lune qui apparaît dans le ciel. L’heure est magique. Je perds pieds. Je me laisse glisser dans le rythme sourd des prières qui s’élèvent vers les cieux de l’Himal qui s’endort doucement. Om mane padme um! Om mane padme Hum! Les moines balancent leur buste à chaque syllabe, scandent chaque mot avec force, dans un tourbillon lancinant de voix graves de gorge. Je vacille, mon enregistreur tourne et aspire les volutes de prière dans l’encodage numérique du “ mini disc. ” Daniel se tait lui aussi, et se laisse aller, bercé par les chants. Je suis arrivé au bout de mon rêve, je suis bien, très bien, et je jouis de chaque seconde, en espérant que l’instant ne s’arrête jamais.
Je suis ébloui et ému: je suis enfin arrivé ici, à ce bout du monde qui a pourtant tant d’importance dans le nœud de prière qui nous apporte la spiritualité si nécessaire.
Le monastère Sainte Catherine, au Liban, Phuktal Gompa, au Zanskar, et d’autres lieux de prière contribuent eux aussi au fragile équilibre de la boule bleue qui continue sa course folle dans l’univers…
Nous marchons en silence, lentement. Pas un bruit ne trouble la quiétude du site. Nous montons encore sur le sentier abrupt qui nous fait passer sous une sorte d’arc de pierre où des drapeaux à prière sont tendus. Nous entrons enfin à Phuktal Gompa.
Le silence est impressionnant. Mais il s’expliquera tout à l’heure par le fait que tous les moines sont en “cours” dans une pièce près de la terrasse, avec un “Rinpoche” venu de Daramsala pour enseigner ici. C’est la secte des bonnets jaunes qui occupe le monastère, les mêmes moines que l’on peut voir dans “Tintin au Tibet”.
J’aperçois au loin la caravane ainsi que Karma qui nous « remontent » doucement. Une heure plus tard, alors que nous arrivons au pont qui nous fera gagner Karsha, ils nous ont enfin rejoint.
Bodersingh veut que tout le monde soit là pour le passage du pont. En effet celui-ci comporte des difficultés pour les mules en raison de sa surface rendue instable par les planches disjointes. Les premières mules passent sans encombre au-dessus de la « Zanskar » qui gronde sous leurs sabots, quelques mètres plus bas.
Soudain, alors que la troisième mule s’engage sur les planches, c’est le coup dur: celle-ci s’effondre de tout son poids ajouté à celui de sa charge, les pattes coincées (cassées? foulées?) entre les planches. Bodersingh se précipite, Chotu est déjà là en train de soutenir la mule. Daniel se porte à leur aide, il faut avant tout décharger l’animal de sa charge. Puis, à force contorsions, tiraillements et tractions diverses sur la queue, les pattes et le poitrail, ils réussissent à remettre notre équidé sur pieds. Mais ce n’est que partie remise: en effet, quelques secondes plus tard, notre quadrupède rechute, et cette fois-ci, il faudra une bonne demi-heure d’efforts et d’inquiétude pour que les choses s’arrangent. Nous pouvons enfin reprendre notre marche en direction de Karsha, ce magnifique monastère qui domine toute la plaine de Padum de sa splendeur.
Vingt minutes plus tard, j’aperçois Daniel qui lève les bras en signe de victoire: il est parvenu au “top”, à 5200 mètres. Je le rejoins quelques instants plus tard, complètement grisé par l’altitude, la magie du lieu. Nous nous congratulons sous les drapeaux à prière qui claquent dans un vent glacé. Un rapide tour du regard nous permet de mesurer l’ampleur du cirque qui nous entoure. C’est fabuleux. Nous devons à présent marcher dans de la neige assez profonde, et cette partie se révèlera en fait peu facile. En effet, contrairement au Thorung Pass, le sentier ne redescend pas sitôt le col franchi. Il nous faudra marcher à la côte 5200 durant plusieurs centaines de mètres dans un manteau de neige épais. A la difficulté de la marche s’ajoute le mal de tête qui installe sournoisement une couronne de douleur caractéristique du mal d’altitude. Ce dernier évolue vite. J’halète.
Jon nous suit toujours en filant à une dizaine de mètres en parallèle, dans la neige fraîche dont il semble se régaler. Tout va bien, je suis d’une lucidité parfaite, je jouis de ce spectacle magnifique. La neige mouille mon pantalon, mais la marche me réchauffe. Nous apercevons l’autre vallée, celle que nous allons descendre pour rejoindre le Zanskar, en bas. Je suis heureux. Le soleil cogne sur les roches brunes et sèches qui font face à la neige de notre vallon. La trace est parfois profonde, et la pente un peu raide à certains endroits, mais je m’aide des bâtons pour assurer mon pas.
J’aperçois au loin les premières traînées vertes sur les pentes des montagnes. Elles annoncent le retour à une zone de vie… Mais nous devons encore marcher longtemps pour y parvenir. Ma tête prise dans un étau, je commence à éprouver la nausée, si caractéristique du mal d’altitude. Redescendre, il nous faut redescendre, mais ce faux plat est interminable. Jon caracole toujours sur le côté, il semble rechercher quelque chose. Nous dévalons les pentes enneigées en direction de la vallée, et après un dernier petit torrent à traverser, nous atteignons le pierrier sec. Jon a enfin trouvé ce qu’il cherchait: la carcasse congelée d’une mule morte du mal d’altitude l’an passé. Il dévore son casse-croûte avec hargne, et nous repensons aussitôt à Milou dans “Tintin au Tibet”, quand celui-ci tente de manger un poulet près de l’avion écrasé.
Ici, pas d’avion. Rien. Le silence règne sur une nature sauvage, nue et mystique. Ma nausée s’amplifie, je suis essoufflé, fatigué.
Motub est loin devant, et je suis à la traîne. Nous descendons toujours, éblouis par le soleil . J’ai soif. Plus tard…
La pluie a cessé!
Aujourd’hui, nous repartirons pour le camp de base. Nous sommes ankylosés par les multiples stations assis en tailleur sur le sol, jambes repliées. Le réveil a été salué par un cri de joie: pour la première fois depuis longtemps nous apercevons enfin la trouée de ciel bleu salvatrice: aujourd’hui nous partons. Nous buvons rapidement nos thés en mastiquant des omelettes coincées entre deux chapatis, et plions les toiles de tente. En même temps que je prépare le départ, je ressens une sourde appréhension au creux de l’estomac: l’instant de vérité approche, il est à présent trop tard pour reculer. Ce type d’échéance à laquelle on a tant rêvé auparavant devient une gageure redoutable quand on est près du but, et j’ai le trac. Bodersingh et Chotu rechargentt les mules… C’est parti!
29 aout 1996 Phuktal Gompa (…)Au bout de deux heures de marche, nous apercevons un pont suspendu qui doit nous faire changer de rive. Phuktal est proche. Après l’avoir traversé, nous remontons un étroit goulet qui contourne un éperon rocheux.
A la fin de ce tour, le cœur me manque: majestueux dans sa blancheur sur fond rouge sous le ciel bleu foncé, au bout d’une lignée de chortens, agrippé au roc face au ciel et à l’Himal, Phuktal Gompa apparaît.
Je suis ébloui et ému: je suis enfin arrivé ici, à ce bout du monde qui a pourtant tant d’importance dans le nœud de prière qui nous apporte la spiritualité si nécessaire.
Le monastère Sainte Catherine, au Liban, Phuktal Gompa, au Zanskar, et d’autres lieux de prière contribuent eux aussi au fragile équilibre de la boule bleue qui continue sa course folle dans l’univers…
Nous marchons en silence, lentement. Pas un bruit ne trouble la quiétude du site. Nous montons encore sur le sentier abrupt qui nous fait passer sous une sorte d’arc de pierre où des drapeaux à prière sont tendus. Nous entrons enfin à Phuktal Gompa.(…). C’est l’heure de la prière… Les moines sont assis dans la position du lotus, le dos tourné au vide, face à un maître de cérémonie et scandent les mantras en chantant et psalmodiant ceux-ci. Le jour s’efface devant la lune qui apparaît dans le ciel. L’heure est magique. Je perds pieds. Je me laisse glisser dans le rythme sourd des prières qui s’élèvent vers les cieux de l’Himal qui s’endort doucement. Om mane padme um! Om mane padme Um!
Les moines balancent leur buste à chaque syllabe, scandent chaque mot avec force, dans un tourbillon lancinant de voix graves de gorge. Je vacille, mon enregistreur tourne et aspire les volutes de prière dans l’encodage numérique du “ mini disc. ” Daniel se tait lui aussi, et se laisse aller, bercé par les chants. Je suis arrivé au bout de mon rêve, je suis bien, très bien, et je jouis de chaque seconde, en espérant que l’instant ne s’arrête jamais.
(…)Nous entrons en ville. Elle est envahie de soldats en arme qui patrouillent. Que se passe t-il?
Nous avons vite la réponse: demain est jour d’élections législatives. On élit les représentants du congrès indien, région par région. Celle du Jammu-Cachemire, où nous nous trouvons est très sensible, à cause de la multiplicité des ethnies, des religions. Les influences de la Chine et du Pakistan n’y sont ni bienveillantes, ni dénuées d’intérêts stratégiques et politiques. Nous nous dirigeons vers la place où Chotu et Bodersingh ont érigé le campement. Ce soir nous fêtons notre dernier jour ensemble, demain nos chemins divergent définitivement.
Partout, des soldats en armes vaquent, contrôlent les passants.
Je voudrais faire des photos d’eux, mais cela est interdit. Je ruse en les complimentant sur leurs uniformes, leur matériel. J’explique que je voudrais faire des photos souvenir en leur compagnie. Flattés, ils acceptent. Clic! Clic!
C’est dans la boite, et dans la plus pure tradition indienne, nous nous tenons la main par le petit doigt, en posant…
5 septembre 1996, ZANGLA
Le village semble désert, tout le monde est aux champs. Le silence règne dans les rues de Zangla.
Accroché au flanc de la montagne, et surplombant l’ensemble du village, le Monastère nous accueille dans la chaleur du soleil de midi.
Les nonnes sont très accueillantes, souriantes. L’une d’elles en particulier semble plus volubile, plus curieuse aussi de converser avec les étrangers que nous sommes. L’autre est affublée d’une rage de dents qui tord sa bouche de douleur. Je lui donne deux cachets de paracétamol, afin de calmer un peu sa douleur. Je n’ai que çà sur moi comme médicaments.
Nous nous asseyons dans la salle de prière, on nous sert le thé tibétain. La nonne nous montre des photographies qu’elle a reçu récemment qui représentent le Dalaï Lama en tournée en occident, à Hawaï. Je prends quelques images et lui demande soudain si elle accepterait que je visite sa cellule, et que je prenne d’autres photos. Elle accepte sans hésitation. Cette femme d’une soixantaine d’années a un sourire rayonnant, et beaucoup de charme..
Je la suis dans un dédale d’étroites ruelles de terre, et parviens enfin dans sa modeste cellule. Elle est très sombre mais sa fenêtre ouvre sur une vue superbe qui embrasse le village de Zangla en contrebas. Elle s’assoit devant son petit autel et commence doucement à prier. Je m’assieds aussi et l’écoute dans la pénombre psalmodier les mantras en égrenant le chapelet dans ses doigts noircis par le soleil et par l’ouvrage. Je suis profondément ému de me retrouver ainsi dans cet endroit si intime, au bout du monde et si loin de nos contingences occidentales, de nos repères frivoles et futiles. Je goûte l’instant comme un parfum de prière dans lequel je me laisse glisser doucement en fermant les yeux.
Je ne sais pas combien de temps a passé, mais je me relève apaisé. Elle sourit, puis nous ressortons tout deux pour retrouver Daniel, dans la cour du Monastère.