Carolus

CAROLUS

Lycée Jean-Moulin, Forbach, 1966/1973

En général, les élèves du lycée n’aimaient pas trop les premiers de la classe.

La plupart du temps, ils étaient classés à part. Un peu guindés pour certains, suffisants pour d’autres, leurs capacités intellectuelles s’épanouissaient souvent au détriment de leurs activités physiques, et surtout de l’adaptation qu’ils pouvaient avoir en termes de camaraderie avec des élèves plus dissipés.

Alors que j’entrais en 6e classique (lettres et latin) au lycée Jean Moulin, dès cette première année de cycle, Carolus siégeait dans ma classe.

Carolus, c’est en tout cas le surnom qu’on lui avait attribué dès le départ. Son niveau en latin (comme dans le reste des programmes) expliquait probablement ce pseudonyme.

Il s’appelait en réalité Charles Frédéric Schmitzberger.

J’avais appris par la suite que lui et son frère vivaient avec leur mère, veuve je crois, dans le centre-ville.

Dès le début de l’année scolaire, il détonait par ses talents multiples. Il excellait en français, mais aussi en mathématiques, en latin. Il était bon partout. Et pour ne rien gâcher, carolus était un sportif émérite. (À l’époque, comme je me débrouillais pas mal dans la course à pied, je faisais équipe avec lui pour un relais 4 X 60 mètres.)

Malgré toutes ces qualités, Carolus ne cédait jamais à la condescendance avec ses camarades qui étaient d’un niveau inférieur sur le plan scolaire ou sportif. Il se mettait à la hauteur de chacun, sans jamais manier l’ironie et encore moins la raillerie. Pour toutes ces raisons, nous le respections avec affection.

Durant 7 ans, je le voyais évoluer classe après classe.

Alors que nous étions en seconde, notre professeur de français, Roger Bichelberger, entreprit de promouvoir les talents artistiques de ses élèves en créant le club Poe-pro. Une petite revue mensuelle était éditée pour publier les poèmes et les différentes créations artistiques des élèves qui avaient une sensibilité littéraire.

Si cela me permit d’exprimer et de présenter mes premières chansons, il en fut de même pour Carolus et son frère qui, non contents d’exceller dans toutes les matières, étaient aussi devenus d’excellents musiciens, rockers de surcroît. Carolus écrivait ses textes en anglais, (on flairait une forte influence des Beatles), mais le tout était exécuté avec une parfaite maîtrise et un talent incontestable.

Pour la petite histoire, l’inspecteur d’académie avait réussi à se procurer des textes originaux écrits en anglais par Carolus, et les avait présentés à certaines classes du lycée dans le cadre scolaire, pour les étudier…

C’est dire…

Une autre fois, durant l’année de terminale, alors que je me promenais dans la rue Passaga par une matinée ensoleillée, je croisais Carolus qui marchait sur le trottoir d’en face, la tête plongée dans un livre, au risque de rencontrer un réverbère sur sa route. Je traversai la route pour le saluer. Curieux, je lui demandais quelle lecture pouvait être suffisamment passionnante pour le retrouver à ce point déconnecté de son environnement. Il arbora son livre : il s’agissait de Platon.

Je remarquais aussitôt que le livre n’était pas écrit en français mais tout simplement… en grec ancien. Alors que je lui en faisais la remarque, il me répondit d’un ton totalement dénué de toute suffisance : 

« Je préfère le lire dans la langue originale, tu comprends, c’est tellement mal traduit… »

Ces mots avaient été prononcés avec tellement de candeur et de sincérité, qu’ils me confortaient dans l’idée que je me faisais déjà depuis 6 ans au sujet de son niveau… et de sa modestie profonde. L’humaniste absolu, un esprit sain dans un corps sain, la gentillesse en plus.

Les baccalauréats nous ont séparés et nous nous sommes jetés dans la vie, chacun dans des directions différentes.

Je suis parti vivre ma destinée de musicien, et je crois qu’il est entré dans l’enseignement à un niveau élevé, en khâgne et hypokhâgne. Après quelques recherches sur internet, je l’ai retrouvé sur des conférences assez pointues sur des sujets hellénistiques, mais aussi sur la publication de dessins qui démontraient des qualités supplémentaires dans l’art pictural. Une belle rencontre, une balise dans mon existence, une expérience restée dans ma mémoire.

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