La Plage

LA PLAGE

La voiture fonçait à travers la ville sans jamais ralentir.

Derrière, le hurlement des sirènes et les gyrophares se rapprochaient inexorablement.

Il transpirait.

Ses pieds étaient nerveux sur la pédale, la main moite sur le volant.

Virage à droite.

La voiture fit une embardée, s’engagea dans le passage Doisy, heurtant le trottoir à pleine vitesse, resurgit dans la rue d’armaillé pour réaccélérer.

A fond.

La nuit tombait sur la ville, les sirènes s’éloignèrent.

Il desserra le col de sa chemise, jeta un coup d’oeil furtif à sa montre,embraya la 5eme et déboula à 140 km/h sur les champs Elysées, en direction du périphérique. Le feu rouge de l’avenue de Wagram grillé, il s’engouffra dans la bretelle d’accès en donnant des appels de phares pour signaler son arrivée aux autres véhicules qui commençaient à stagner dans un prémisse de bouchon…

Bande d’arrêt d’urgence…

Tout allait bien…

Tout en longeant la file de voitures sur le bas côté, il bloquait le pied sur l’accélérateur. IL entendit de nouveau les sirènes qui hurlaient derrière lui.

Instinctivement il serra la sacoche en cuir contre son genou.

Sa jambe lui faisait mal.

Du sang s’écoulait doucement à travers la déchirure du pantalon, à hauteur de la cuisse gauche.

Le véhicule bondit pour se ruer sur la bretelle de l’autoroute de l’ouest.

Le turbo siffla, les pneus crissèrent un chant de victoire et les sirènes se perdirent dans la nuit .

Il était sauvé.

Du moins pour l’instant.

Il se détendit légèrement sur son siège en faisant craquer les articulations de ses doigts. La route filait droit devant lui en zébrant l’espace de ses bandes blanches discontinues.

Il avait soif.

Il fouilla dans la boite à gants mais la bouteille en plastique qui contenait de l’eau était percée…

Il ouvrit la vitre en grand et la jeta sur la chaussée.

Il boirait plus tard. Il fallait passer le péage au plus tôt avant que l’alerte y soit parvenue.

Il accéléra encore. La voiture rugit.

Il s’enfonça dans la nuit.

La route filait droite, constellée d’étoiles.

La voiture fonçait le long du bitume, seul le ronronnement apaisant du moteur et le sifflement du vent, le long de la carrosserie, troublaient le silence relatif de l’habitacle…

Parfois, une lumière clignotante au loin, aperçue dans son rétroviseur, le rappelait à la vigilance…

A sa droite la sacoche de cuir noir, entrouverte, gisait devant le fauteuil passager.

Une station d’essence, sur l’autoroute, lui rappela qu’il n’avait rien mangé depuis le matin et qu’il avait faim.

Mais c’était prendre trop de risque.

Il fallait fuir, accélérer, s’éloigner le plus possible de la cité.

Il décida de quitter l’autoroute à la prochaine sortie.

Les postes de péage représentaient un goulet trop facile pour tendre un piège. L’alerte y était peut être déjà parvenue.

La pluie commençait à tomber.

Il remonta la bretelle de sortie, régla le montant du péage et prit la direction de l’ouest par la départementale.

Il eut le temps, en se retournant vers l’arrière, de remarquer deux fourgons de gendarmerie parvenir aux caisses de péage.

La chance était avec lui. Il reprit sa route en réduisant légèrement son allure.

Le niveau d’essence commençait à baisser de façon inquiétante.

Il se souvint que dans la voiture un bidon de dix litres se trouvait dans le coffre en cas de panne.

Il s’arrêta sur un parking, vida le jerrycan dans son réservoir,se confectionna un pansement sommaire qu’il serra sur sa plaie, but un peu d’eau puis repartit après avoir grillé une autre cigarette.

Il ne lui restait plus rien.

Que la sacoche…

Il avait tout quitté, tout perdu, et le monde entier était à ses trousses.

Dans la torpeur de la nuit, bercé par le ronronnement des pistons et des soupapes, il se plaisait à faire refluer des souvenirs d’enfance dans son cerveau.

Il se surprit à retrouver son état d’innocence, ses premières croyances et sa sincérité juvénile.

Il voulait refaire défiler le film de sa vie.

Et surtout revenir au moment critique…

Quand tout avait basculé…Ce matin même …

Il alluma une cigarette.

A l’intersection de la départementale et de la Nationale, un café routier encore ouvert lui permit de se restaurer un peu.

Au bout du comptoir trois chauffeurs échangeaient des informations sur l’état de la route.

Barrage de gendarmerie à F……

Il décida de renoncer à la nationale et de continuer par la départementale vers l’ouest.

En fait il n’avait personne pour l’accueillir ni à l’ouest, ni à l’est.

Mais dans sa fuite qui ne pouvait le mener nulle part, il avait pris le parti de la mer.

Il voulait parvenir à son enfance.

Il se souvenait de ses longues nuits assis quand il était adolescent, face aux vagues et à ses rêves.

Il s’imaginait alors les héros mythiques des sagas légendaires qui naviguaient dans de longs drakkars pour découvrir l’Amérique.

Il rentrait, au petit matin, grisé d’embruns et fourbu de périples inachevés.

Il serait un jour écrivain ou navigateur, il partirait…

Le moteur ronronnait toujours à un rythme régulier et les heures passaient…

Déjà à l’horizon, les premières lueurs de l’aube précédaient le jour. Il se sentait épuisé et le réservoir d’essence était presque vide.

Soudain, au détour d’un virage en épingle à cheveux, réveillé par les crissements de ses pneumatiques, il aperçut la frange bleue à l’horizon.

Il était arrivé.

Une grange abandonnée dans la lande lui permit de protéger la voiture des regards indiscrets.

Il endossa sa gabardine, prit la sacoche de cuir noir sous son bras, puis il prit la direction de la grève.

Il inspirait goulûment à chaque pas des bouffées d’air parfumé par la lande qui offrait ses arômes du petit matin…

La mer grondait et roulait ses galets.

Plus loin à gauche, à demi penché sur la plage mais toujours arrimé à la dune, un blockhaus de la dernière guerre lui sembla être un bon abri pour se reposer.

Il titubait.

Il n’avait de toutes façons plus le choix.

Il allait s’endormir du sommeil sans lendemains auquel seuls les enfants ont droit…

Le jour se levait. Il s’écroula sur le béton armé.

Sa nuit fut un long cheminement de rêves sans fin.

Il voyageait au rythme des vagues et du ressac qui scandaient la marée à quelques mètres de lui.

Le reflux de l’eau sur le sable provoquait de longs sifflements qui le berçaient dans son errance …

Tour à tour des paysages aussi étranges que différents se succédaient sur la toile pastel de ses rêves.

Les époques, elles non plus, ne se ressemblaient pas.

Son rêve le menait tantôt sur des plages d’îles grecques aux confins de la mythologie, tantôt sur les grèves désolées des pays nordiques, les plages du Jutland des contes d’Andersen…

Parfois capitaine, parfois matelot, il revêtait pour chaque scénario un habit différent, un autre périple.

Au milieu de la nuit, il se réveilla en sursaut, inondé par sa sueur.

Sa jambe lui faisait mal.

Il tremblait de fièvre.

Il ramena sur son corps la gabardine. Sa main tâtonna le sol pour toucher la sacoche.

Rassuré, il la plaça sous sa nuque et se rendormit lentement balancé par le chant des galets et de l’eau.

Quand il entrouvrit les yeux, le soleil se tenait déjà haut dans un ciel sans nuages, un azur bleu foncé.

Il l’aperçut aussitôt.

Elle était adossée contre le mur du blockhaus, près de l’entrée.

Elle se taisait, le scrutant simplement comme un animal curieux.

Elle portait juste une sorte de robe courte, un peu effrangée sur le bas, et un anneau sur le lobe de l’oreille gauche.

Lui ne bougeait pas.

Il se demandait si son rêve recommençait ou si la réalité reprenait possession de son existence.

Le silence dura une éternité.

Il s’aperçut alors qu’elle était belle. Sa peau était si hâlée qu’elle en était presque noire.

Il pensa un moment à une petite bohémienne, peut-être à cause de l’anneau qui brillait sous son oreille droite.

La marée était haute.

Le vent agitait doucement les oyats sur la dune, au dessus de sa tête.

La fille restait immobile, l’air presque étonnée. Ses yeux seulement semblaient se diriger alternativement des siens propres à sa blessure.

Cette dernière recommençait à lui faire mal.

Il se souleva doucement sur ses coudes.

– « Comment t’appelles tu? »

Elle ne répondit pas. Elle resta quelques secondes sans bouger, presque sans respirer, puis bondit vers la porte et s’enfuit en courant, en direction de la mer. Tout s’était passé très vite.

Il restait interloqué, puis se laissa retomber allongé sur le sol, sans forces. Sa tête tournait. Le blockhaus chavirait. Le vent se soûlait d’oyats et la mer s’en allait.

Le ciel se noircit soudain dans l’azur. Il s’évanouit sur le béton dans un flottement sans rêves.

Lorsqu’il rouvrit ses paupières, et que la brume dans ses yeux se soit dissipée, il s’aperçut de sa présence à ses pieds.

Elle paraissait aux confins de l’enfance, tellement elle semblait jeune.

Pourtant sous le tissu de coton qui lui cachait la poitrine, Il devinait deux fruits de chair tendres et mûrs.

Adolescente.

Il s’aperçut que son pantalon était découpé autour de sa jambe gauche. Un pansement rudimentaire avait été confectionné et il entrevoyait sous la bande de tissu qui enserrait sa blessure, quelques herbes dépassant de l’emplâtre.

A côté de lui, près de son visage, se trouvaient un verre d’eau près d’une cruche, ainsi qu’un morceau de pain.

Elle sourit. Pour la première fois.

Il n’osait pas rompre le silence.

Elle se pencha vers la blessure, recala l’onguent sous le tissu, puis se leva.

Il eut soudain très envie qu’elle reste.

Ses cheveux effilés par le vent, ses petits pieds nus agrippés au béton, elle était majestueuse d’innocence, de candeur sauvage.

Elle eut un dernier sourire, puis doucement appliqua son index sur ses lèvres en regardant l’homme allongé sur le sol, et s’effaça doucement en filant sur le sable mouillé par la marée remontante.

Le ciel s’embrasait.

Il toucha la sacoche sous sa tête puis le sol. Il prit le verre et but un peu d’eau. Il essaya de manger un peu de pain mais sa bouche asséchée par la fièvre refusait de mastiquer.

De toutes façons, il n’avait pas faim.

Il chercha dans la poche de sa gabardine une cigarette, l’alluma avec son briquet et tira de longues bouffées, les yeux rivés sur la dentelle blanche des vagues qui se fracassaient sur le lit de sable.

Une mouette se posa à l’entrée du blockhaus.

Une à une les volutes bleues de la cigarette parfumaient celui-ci de leur saveur âcre et sucrée.

La mouette s’envola.

Il cala la sacoche de cuir sous sa tête,écrasa sa cigarette sur le sol, se tourna sur le côté et ferma les yeux.

Il n’y avait plus de temps ni d’espace. Son univers se réduisait au ciel de ciment du blockhaus et à la vue sur une plage immense et blanche, irradiée de soleil.

Il pensa à la fille.

Il s’aperçut alors qu’il éprouvait un serrement au creux de son ventre.

Il vida son cerveau et dormit un peu.

La fille avait allumé un feu.

Devant l’entrée du réduit, elle avait empilé des planches et autres morceaux de bois rejetés par la mer.

Les flammes dansaient dans ses yeux, gitanes lueurs qui brûlaient dans la pénombre devant le blockhaus.

La nuit tombait.

Quelques objets étaient venus meubler la froideur du béton. Une bassine remplie d’eau jouxtait une savonnette et un morceau de tissu.

Un peu plus loin, une couverture était pliée.

Au dessus du feu deux poissons grillaient sur un plaque de métal qu’elle avait du trouver sur la plage.

Le soleil se coucha après un dernier éclat cramoisi, feu de sang qui se mirait dans la mer .

Pas un souffle de vent.

Elle avait disposé deux pierres plates devant le foyer, près de la cruche d’eau.

Il se redressa sur ses coudes et rampa jusqu’au seuil, près des flammes.

La fille posa les poissons sur les pierres, et poussa l’une d’elles devant lui.

-Merci..

Elle lui sourit et porta un morceau de chair blanche à sa bouche. Ses dents déchiraient l’obscurité .

Il mangeait à présent.

Après avoir bu un dernier verre d’eau, il s’allongea près du foyer et alluma une cigarette.

A travers la fumée bleutée qui lui mouillait les yeux, il essayait de percer le regard de sa jeune compagne.

-« Comment t’appelles tu? »

Elle sourit encore, puis sans répondre, jeta quelques brindilles sur le feu. Elle n’était pas craintive. Il porta sa main jusqu’à la sienne. Elle la lui abandonna sans surprise. Il caressait les doigts longs et fins avec sa paume.

La mer rongeait la grève avec fracas.

Elle le regardait en souriant doucement, tournant parfois ses yeux vers les flammes.

Il posa sa main sur son cou, sur son épaule.

Sa peau était tiède sous la brise, elle ne bougeait presque plus. Son souffle paraissait s’être arrêté.

Quand il essaya de l’attirer à lui pour prendre sa bouche, elle s’esquiva soudain comme un animal effrayé et courut vers la nuit.

Elle se retourna tout de même, fit un signe rapide de la main et s’éclipsa pour de bon.

Le feu mourrait doucement, ne projetant plus sur le sable que quelques lueurs rougeâtres.

Il se traîna vers l’intérieur de l’abri. La mer devenait plus bruyante au gré de la marée montante. Quelques embruns fouettaient le béton et embaumaient la plage de senteurs de goémon.

Il s’en voulait. Il craignait d’avoir brisé le charme. Il avait peur de se réveiller à tout moment et de sortir de son rêve.

Une douleur dans sa cuisse lui rappela son éveil.

Il desserra le tissu du pansement et nettoya sa blessure. Cela ne semblait pas s’arranger.

Il replaça les herbes sur la plaie et refit l’attache.

Quand sa tête se posa sur la sacoche, la pluie se mit à tomber. Il ne rêva pas.

Le lendemain matin il y avait bien un panier posé devant l’entrée mais pas la fille.

Il fit l’inventaire de son présent .

Quelques vêtements de rechange étaient pliés près du panier.

Il y trouva des herbes pour refaire son pansement, mais aussi du pain, des huîtres et quelques pommes de terre. Une pomme et une cruche de lait venaient compléter ce début de festin, et Il sentit après ce premier repas ses forces revenir peu à peu. Il put même marcher à petits pas sur la plage et faire connaissance avec son proche environnement.

Celui-ci était d’une sobriété à la limite de la pureté. Seul le blockhaus venait déchirer de son noir éclat l’étendue blanche de la grève que léchait l’écume .

Derrière les dunes, la lande s’étendait à perte de vue.

Pas une maison ne venait briser l’impression de solitude . Sa cache était parfaite.

Il reprenait courage, il retrouvait sa force et l’instinct de survie. Il voulait vivre à nouveau.

Il fallait qu’il la revoie.

Il se surprit à crier dans les dunes. Il appellait de toutes ses forces la fille en lui criant de revenir.

Seul le souffle tiède du vent lui répondait en sifflant dans les oyats. Il courut sur le sable mouillé. Sa cuisse ne lui faisait presque plus mal.

Ses pieds sautaient en jouant avec la frange des vagues qui venaient mourir sur le sable. Il allait s’envoler. Il était redevenu le petit garçon qui rêvait aux capitaines corsaires sur la plage de son enfance estivale.

Il était à nouveau pur, prêt à conquérir sa liberté.

Les premières gouttes de l’orage qui grondait en remontant vers la terre le firent retourner à sa tanière.

Il ralluma le feu, devant l’entrée, puis se coucha bercé par léchant des gouttes de pluie sur le sable. Elle n’était pas venue de la journée.

Il se sentit soudain très seul.

Au coeur de sa nuit un souffle chaud près de sa bouche le fit sursauter. Il sentit son parfum un peu salé contre lui. Il n’osait pas bouger.

Elle était allongée près de lui, contre lui.

Il lui prit doucement la nuque et posa sa tête contre sa poitrine.

Elle se laissa faire sans résister. Il faisait couler ses cheveux dans ses doigts.Elle approcha ses lèvres de sa joue, et se piqua à la barbe naissante.

Il sentit son corps nu se hisser sur le sien. Il partit à l’aventure. Ils chavirèrent.

Le blockhaus bascula dans l’espace. Elle lui donna tout.

Les mains naviguaient sur la chair,il entrait en elle chercher son plaisir.

Elle cria, lui reprit sa bouche, il la retourna,elle cria encore.

La mer brassait le sable avec force.

Le vent se leva.

Il brûlait sous la bouche et les petites mains qui voyageaient et lui volaient son plaisir.

Elle le but.

Il cria.

Loin dans la nuit, un cargo laissait plaindre sa corne de brume, lancinante et sourde.

Elle se blottit contre lui. Il s’endormit au creux d’elle, repu.

Sa montre était cassée. Il la jeta dans l’eau. Le temps s’était arrêté.

Ils marchaient dans la lande au cours de longues excursions. Une fois leurs pas échouèrent prés de la route . Elle demeura à l’écart.

Il resta quelques minutes fasciné par cette résurgence d’un monde qu’il avait fui se déroulant devant lui sous la forme d’un serpent discontinu de voitures…

Ils s’en retournèrent en courant. Le vent balayait les genêts. Ils firent la course vers les vagues. Elle plongea la première. Il l’imita aussitôt. L’eau presque tiède lui caressa la peau. Il resurgit à l’air libre. Il ne la vit pas. Il appella. La mer rugissait son écume il héla les vagues. Une éternité s’écoula entre vagues, soleil et sable. Il fut pris de panique. Les minutes interminables torturaient son ventre.

Il s’en retourna vers la dune. En regardant vers l’arrière, il l’aperçut émergeant d’une vague. Elle ne souriait pas. Elle marchait doucement, un peu triste. Elle était restée très longtemps. Trop longtemps.

Il ne comprenait pas.

Elle savait.

Les jours filaient, inexorablement poussés parle rythme des marées.

Elle passait la plupart de ses nuits à ses côtés. Le temps lui paraissait élastique. Il se trouvait dans une faille de l’espace.

Il ne cherchait même pas à comprendre les escapades de la fille.

Celles ci pouvaient durer des heures.

Elle rentrait souvent avec les bras chargés de nourriture, de bois mort pour le feu.

Une fois elle ne reparut pas durant un jour et deux nuits.

Il crut qu’elle ne reviendrait plus.

Il errait le long de la bande immaculée en geignant comme un animal blessé. Il crut devenir fou. Le seul univers dont il avait à présent la perception s’écroulait.

Alors qu’il s’était éloigné du blockhaus de plusieurs kilomètres, et qu’il cheminait les pieds dans l’eau, en relevant, la tête il la vit émerger de l’écume, ses longs cheveux mouillés dans le dos.

Il ne lui posa pas de questions.

Il ne voulait pas savoir. Sinon sa raison allait vaciller.

Il se contenta de la serrer très fort contre lui.

Ils retournèrent vers le blockhaus à petits pas entrecoupés de baisers.

Il la sentait d’une tristesse infinie.

Il y avait entre eux une impuissance inexorable. Ils dévoraient chaque instant passé ensemble avec voracité.

Les jours se raccourcissaient de plus en plus.

Au dessus de la mer des vols de bernaches annonçaient l’hiver à venir. Il sentait que la séparation était proche.

Les grandes marées d’Equinoxe leur procurèrent des spectacles grandioses. La mer offrait son bouquet final.

La tempête dura trois jours et trois nuits. Ils les passèrent dans le blockhaus.

Ils n’en sortirent à aucun moment. Leurs étreintes furent passionnées. Ils avaient allumé un feu au centre de la chambre principale, dont les fumées s’évacuaient par une ancienne bouche à canon.

Sous la danse orangée des flammes sur le mur de béton ils jouaient l’amour à pleine chair.

La tempête dura trois jours et trois nuits.

Leur baiser aussi.

Au matin du quatrième jour il se réveilla en sursaut. Le soleil était déjà haut dans le firmament. Le vent s’était tu dans la nuit. Il sentit un vide glacé à son côté. Elle était sortie. Elle était partie.

Il bondit vers ses vêtements puis vers la porte.

La plage se mirait sous les vagues.

La pluie avait nettoyé l’éther et plus une poussière ne venait troubler la limpidité de l’air.

Il remarqua l’empreinte de ses petits pieds sur le sable dès la sortie du blockhaus.

Lentement il commença sa quête. Il suivit les traces sur la plage.

Au bout de quelques minutes, il retrouva les vêtements de Marie sur le sable, posés sur le petit chemin que formaient les pas de la fille. Il continua à marcher. Les traces se dirigeaient vers la mer.

Ses pas s’arrêtèrent dans l’écume.

Les petits pieds avaient emporté leur secret. Comme une chevelure, les algues se balançaient au gré du flux. Ses yeux se portèrent au loin vers l’horizon. Il pleura doucement son poing fermé sur son estomac. Il savait qu’il ne la reverrait jamais.

Il retourna au blockhaus. Il jeta les quelques vêtements et objets usuels dans le feu. Il ouvrit la sacoche de cuir,en sortit des documents cartonnés. Il les jeta au feu. Il en sortit un objet métallique. Il s’en retourna vers la plage. Il jeta l’éclair de l’acier loin dans la mer.

Il se retourna une dernière fois avec un petit sourire triste. Il pénétra le liquide salé à pas lents. L’eau lui léchait la taille.

Il allait la retrouver.

Il commença à nager.

Il perdit pied rapidement. Une grande douceur le pénétrait à chaque brasse impuissante qui le propulsait vers l’infini.Il allait dormir, une douce tiédeur s’installait en lui.Il la sentit alors lui prendre lui prendre la main.

Il avait enfin retrouvé le territoire de son enfance.

L’hélicoptère tournoyait au dessus du blockhaus, ses turbines pourfendaient l’air d’une plainte stridente. Les fourgons de la gendarmerie, garés autour du monticule grisâtre détonnaient dans le paysage avec leurs gyrophares tournoyants.

L’inspecteur de la sûreté était fier.

Il arborait, outre un large sourire, une sacoche de cuir noir bourrée de liasses de dossiers photocopiés. Il tendit son trésor à un homme plus âgé qui s’appuyait parfois sur un parapluie. Celui-ci prit les dossiers sans les lire et les posa sur le sol.

Un gendarme sortit un bidon d’essence dont il arrosa le petit tas, et alluma le feu.

Quand les documents furent réduits en cendre, le vieil homme salua ses accompagnateurs d’un court signe de la main et se dirigea vers l’hélicoptère qui s’était posé sur le sol.

Plus loin, d’autres gendarmes retiraient un cadavre du blockhaus. C’était celui d’un homme d’une trentaine d’années dont la jambe gauche était brunie par le sang d’une large blessure qui commençait à l’aine.

Il avait dû mourir dès son arrivée au blockhaus, vidé de son sang.

On avait retrouvé sa voiture sur le bord de la route, à cinquante mètres de là.

Il s’était couché à même le béton et ne s’était jamais relevé.

L’inspecteur de la sûreté quitta le petit groupe d’hommes qui recouvraient à présent le corps d’un sac de plastique.

Il fit quelques pas en direction de la plage pour se détendre. Il venait de remplir sa mission. Il savait qu’elle était capitale, au plus haut niveau. Il savait qu’elle lui vaudrait une promotion dans son avancement.

Un éclair fugace éblouit son regard en direction de l’est. Il marcha vers la brillance qui interpellait son regard. Il s’accroupit sur le sable. Il ramassa l’objet et le porta à ses yeux. C’était juste une boucle d’oreille.

Un anneau doré.

Comme en portent beaucoup de petites filles, sur les plages, en été.

Hauteville 30/06/89

J.Claude Baïsse

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