1972, Lycée Jean-Moulin de Forbach.
La rentrée scolaire de septembre venait de s’effectuer, et la température était encore douce.
J’abordais ma classe de seconde en tant que redoublant, je faisais connaissance avec mes nouveaux professeurs.
C’est ainsi que je rencontrais pour la première fois Monsieur Rieffel, qui allait m’enseigner l’anglais tout au long de l’année.
D’emblée, lorsqu’il nous fit entrer en classe, nous nous aperçûmes qu’il faisait partie de ces professeurs qui inspirent un respect profond uniquement par leur aspect.
Son allure était très raffinée, il revêtait un Lowden vert bouteille, il arborait une barbichette poivre et sel qui lui donner une allure « so british ».
Mais surtout, lorsqu’il nous frôlait en passant entre les rangs de la classe, il laissait flotter derrière lui un parfum masculin très discret, mais inoubliable.
Une classe fantastique.
Il parlait toujours calmement, posément, sans jamais manier l’ironie.
Alors que notre première heure de cours avec lui commencait, il nous proposa une interrogation écrite afin d’évaluer nos niveaux respectifs avant de commencer l’année. Pour moi, cela était redoutable.
Mon niveau d’anglais était catastrophique, à l’instar d’autres matières en fait, hormis le français et l’Histoire.
Bref, je remplis le mieux possible ma copie, et la lui rendis.
Trois jours passèrent.
La deuxième heure de cours était assez stressante puisque monsieur Rieffel rendait les copies de notre évaluation.
Il commença par les premiers…
– Kolmayer: 18 / 20 , c’est très bien, votre niveau est tout à fait correct, continuez comme cela durant l’année.
– Schmidt, 17 / 20, pas de souci pour vous non plus, continuez ainsi sans relâcher.
Il en fut ainsi pendant 10 minutes en rendant les copies dans le sens dégressif au niveau de la qualité des notes. Je redoutais le pire et il arriva.
– Baïsse, 3,5/20…
L’ensemble de la classe s’esclaffait…
– je continue donc, Baïsse 3,5/20, c’est une note effectivement très basse, mais rien n’est perdu si vous le désirez également. Pas d’ironie, pas d’humiliation…
Au restant de la classe il leur expliqua que personne ne devait rester bloqué dans des notes basses à partir du moment où il jouait le jeu qu’il proposait par la suite. Il leur expliqua que si je suivais son petit programme personnalisé, je pouvais me retrouver en tête à la fin de l’année.
Il se tourna ensuite vers moi, et m’invita à rejoindre son bureau à la fin du cours.
Il ne m’avait pas humilié. Il avait considéré mon bas niveau, mais évoqué une possibilité de le remonter.
Au terme de l’heure d’anglais, je me dirigeai vers son bureau.
Il me tint le discours suivant :
– Baïsse, votre niveau est effectivement très bas, mais si vous le désirez je peux vous aider à le remonter, je peux vous proposer mon aide.
J’acquiesçai aussitôt, puis il me proposa de me donner 20 polycopiés qu’il avait concocté pour des élèves dont il fallait remonter le niveau.
Chaque polycopié consistait en une leçon spécifique d’anglais. Il m’expliqua qu’il ne fallait pas que j’engloutisse tout d’une traite. Il m’expliqua tout simplement qu’avec de la régularité, un polycopié par semaine, un exercice que je lui remettrai chaque semaine qui concernait mon propre niveau, mon propre cours, je devrais rattraper mon retard en fin d’année.
Il m’avait subjugué.
Et c’est ainsi que pendant un an, chaque semaine, je potassais son polycopié avec ferveur.
Monsieur Rieffel corrigeait chaque exercice que je lui remettais.
Et c’est ainsi qu’à la fin de l’année, pour le dernier cours, nous eûmes une dernière interrogation écrite pour l’évaluation de fin d’année.
J’avais obtenu un 16,5/20.
Il se tourna alors vers le restant de la classe en répétant ce qu’il avait prédit en début d’année, à savoir que personne n’était obligé de rester à un bas niveau s’il s’en donnait les moyens.
Ma fierté était totale.
Ce professeur, loin de m’humilier, m’avait aidé profondément, par la confiance qu’il m’avait témoignée. Et toute ma vie, je lui sus gré de ce respect qu’il m’avait accordé.
Ce curieux professeur avait également d’autres facettes parfois surprenantes. Il avait un goût prononcé pour la culture russe, et comme il s’occupait du ciné-club de notre lycée, il nous proposait des films extraordinaires que nous n’aurions jamais pu voir ailleurs. À ce jour, je me souviens du film les chevaux de feu de Sergueï Iossifovitch Paradjanov, et surtout du film « Kanal » d’Andréj Wajda.
Un autre aspect de la vie de ce professeur était un peu plus sensible. Pour faire court, il entretenait une relation intime avec une élève des classes terminales, qui devait avoir une trentaine d’années de moins que lui…
Ils se rencontraient dans la cour à chaque récréation, et le doute n’était pas permis. Pour se remettre dans le contexte, nous étions dans la période de l’affaire Gabrielle Russier, qui avait défrayé la chronique, puis provoqué le film mourir d’aimer, suite au suicide de Gabrielle Russier.
Pourtant, il n’y eut point de scandale. Chacun restait à sa place, aucun quolibet ni réflexion n’était proféré, et tout se passa bien… Le professeur avait une telle aura par rapport à son entourage qu’il était devenu parfaitement intouchable.
Mr Rieffel reste à ce jour un élément déterminant dans ma vie, et une belle rencontre. Le Maître, par excellence.