1974 ecuador

Au dessous du volcan

Des rios d’Amazonie aux pentes du Chimborazo, vivent aussi des hommes.

Carnets de voyage.

A Enya, Johnny Walker, qui ont bercé nos nuits équatoriennes.

Carte de l’équateur en 1994

                        Nuages, azur, une aile de métal, à ma droite, qui pourfend l’espace… L’avion ronronne, survole les immenses étendues cotonneuses de vapeur d’eau, et m’emporte loin de mes villes, des mille petitesses que la vie occidentale nous impose,  pour retrouver simplement le Voyage, et ma route…

Cardon, Daniel Jacques, Jean-Claude Baïsse
Jean Cardon, Daniel Jacques, et moi-même.

                        Il y a quelques années de cela, alors que je tournais un spectacle de chansons au gré des routes de France, j’avais produit celui-ci dans une petite maison de retraite, à Chalais, en Charente maritime.   Tout en repliant mon matériel, j’observais un vieillard qui se tenait à l’écart du restant de l’assistance, devant une fenêtre.

Les autres résidents goûtaient dans le salon, l’hiver froid devant justifier les gâteaux que dégustaient les grand-mères bavardes comme des pies. Je m’approchais doucement du vieillard, qui ne payait vraiment pas de mine; les deux jambes avaient été amputées au niveau du genou, il était obèse et mal rasé. Malgré tout, son regard portait loin derrière les vitres, et son visage paraissait éclairé par une vision que je ne pouvais percevoir…

Je lui demandai alors pourquoi il ne désirait pas se joindre au restant du groupe pour goûter lui aussi, et partager la conversation.

– « Je n’ai pas besoin de me joindre à eux, car je ne m’ennuie pas, comme tu peux le croire, j’ai de quoi m’occuper… »

Un peu interloqué, je lui demandai alors quelle était son occupation pour pouvoir se priver ainsi de compagnie.

Il resta silencieux quelques longues secondes, comme s’il réfléchissait durant ce temps quant à l’opportunité de m’accorder les explications qui allaient suivre.

Il se décida enfin, au bénéfice du doute.

– « Lorsque je me mets à la fenêtre seul et que je regarde à travers ses vitres, ce n’est pas le paysage de jardin que tu peux y apercevoir que mes yeux contemplent.

Ce que mes yeux font défiler dans mon cerveau, ce sont des souvenirs: Vois-tu, là-bas, derrière l’allée gravillonnée, je contemple les jeunes vietnamiennes qui coupent le riz dans le petit matin, avec cette grâce qui a bercé ma jeunesse. J’entends le bruissement de la jungle, en bordure, avec les cigales et le cri des singes qui se battent dans les arbres.

L’odeur petit…l’odeur du riz que l’on arrose de nuoc-man, l’odeur des chaumes coupées au petit matin, de cette cuisine épicée et le goût de ces peaux que j’ai caressé, aimé, rêvé…Voilà ce que je vois derrière les vitres, voilà ce que je ressens.

Certes, à présent me voici sans le sou, dans un hospice… plus de famille, peu d’amis, ou sinon ceux d’infortune. Mais ce que j’ai vécu en Indochine, là-bas, c’est mon capital, et celui-là, vois-tu, personne ne pourra plus me le reprendre, et je le contemple, je le savoure, je m’en délecte encore, et je l’emporterai avec moi dans le trou, bientôt. S’il y a une vie après, je sais que je l’emmènerai avec moi là-bas, ce morceau de Tonkin, de rêve, de jeunesse.

Il se tut.

Il tourna la tête à nouveau vers le chemin gravillonné. Il ne s’occupait plus de moi.

-« Merci Monsieur, merci encore… »

Lorsque je remontai dans mon camion pour reprendre la route, je commençai à méditer ce que le vieux m’avait dit. Au fil des kilomètres, je regardais ma vie de « fonctionnaire » de la musique, qui à 37 ans alors, rangeait ses attestations de cotisation retraite, et souscrivait un plan d’épargne… Je vieillissais.

Non, la vie ne se résumait pas simplement à la préparation d’une vieillesse et à sa protection. La vie était faite pour être vécue, et le véritable capital était celui des souvenirs, des rencontres, des amitiés, des peurs et des retrouvailles.

J’avais compris.

En octobre 1993, je pris l’avion pour le Népal, où je marchais pendant un mois à la rencontre de ce mythe qu’était pour moi l’Himalaya.

                        Confort feutré d’American Airlines…escale à Miami, dont nous survolons les marais couleur pastel, avant l’atterrissage . Une coïncidence fortuite rend notre avion voisin de celui de Bill Clinton, qui vient d’atterrir dans son 747 aux couleurs des USA. Bagnoles de flics en attente fiévreuse, limousines noires en file d’attente devant la passerelle. Sacré Billy, va…

        Je survole les nuages au-dessus du Golfe du Mexique, qui rougeoie dans le soleil couchant. Quelle splendeur! Les cumulo-nimbus escaladent l’éther en gigantesques volutes pourpres, à l’assaut des étoiles… Les étoiles… Nous partons, mes deux compagnons et moi, retrouver les espaces de terres encore un peu sauvages,  pour retrouver nos marques, éclairés par ces myriades de petites lucioles hors du temps et de l’espace. Les étoiles… Elles étaient là, lors de notre ascension nocturne du Thorung Pass, au Népal, comme lors de nos conversations tardives, à l’étape, sur le seuil d’un lodge fumeux et chaud… Et Jean qui les regardait dans la nuit saharienne, qui le fait toujours rêver… Ou encore Daniel et ses nuits africaines… Les étoiles… celles que nous emportons dans nos rêves, lorsque les nuits occidentales nous enveloppent à la fin de nos journées un peu trop répétitives et monotones…

Le Boeing d’American Airlines nous emporte de Miami à Guayaquil, au dessus de Cuba, Panama, la Colombie… la nuit tombe, et nous éprouvons une fois de plus, grâce à l’avion, aux étoiles, l’ivresse de la dimension planétaire du voyage.

Au petit matin nous nous réveillons vers huit heures, après une nuit moite et totale. Comme l’an passé, j’éprouve dans les premières secondes qui suivent l’ouverture des yeux, ce sentiment délicieux de ne pas savoir ou je me trouve… Mais vite, la réalité s’impose, comme la douche qui nous rafraîchit dans la chaleur équatoriale de ce dimanche matin.

Notre arrivée hier soir était classique; nous étions harassés par des heures et des heures de vol, et nous avions encore sacrifié aux rites de la paperasserie .

Le taxi (jaune en équateur) nous avait fait traverser la ville dans la chaleur moite d’un bord de mer équatorien, à travers des quartiers mal famés, envahis par une faune en quête de moyens divers de subsistance…Prudence à Guayaquil de nuit! On nous a prévenu.

Jean dort encore. ( Les mauvaises langues diront que cela s’entend.)

Daniel, fidèle à lui-même, s’empresse de s’habiller afin d’éprouver les premières sensations de la ville. Nous partons tout deux à sa découverte. En fait il y a un calme relatif par rapport à hier soir, car nous sommes aujourd’hui Dimanche. Impressions de béton non terminé, et cette odeur si singulière d’ordures qui jonchent le trottoir, dans les petits matins blêmes des villes tropicales… Quelques attardés de la nuit traînent encore sur les trottoirs, à moitié ivres, et nous nous dirigeons vers le cimetière qui domine la ville. De loin il paraît si caractéristique, avec ses petites niches superposées si fréquentes dans le monde latin.

Mausolées imposants dans le « quartier riche », en contrebas, et simples croix sur les hauteurs du cimetière, dévolues au petit peuple.

Le jour est pâle, comme nos visages de « gringos » fraîchement débarqués dans cet univers latin, métissé d’indiens et d’hispaniques, que nous allons découvrir au fil des jours qui vont suivre.

Parmi les tombes, un détail curieux; beaucoup de tombes de juifs d’origine allemande qui datent des années trente et quarante, sont rassemblées dans un carré qui leur est dévolu.

A quelques mètres de là, une autre parcelle occupée par des tombes d’allemands, cette fois-ci, mais qui date des années cinquante et soixante, certainement ceux qui avaient fait fuir les premiers, et qui à leur tour avaient profité de l’hospitalité sud américaine…

Nous retournons à l’hôtel pour retrouver Jean.

Nous prendrons notre petit déjeuner  dans un bistrot proche de l’hôtel, où nous nous familiarisons aussitôt avec le « café » équatorien: jamais de café filtre ou « expresso », comme en Europe, mais servi soit en poudre, et d’une qualité très moyenne, compte tenu de notre proximité de la Colombie, ou alors sous forme de concentré de café que l’on mélange à de l’eau chaude. Celui-ci est contenu dans un petit flacon de type « viandox » qui trône sur la table des bars.

A la fin de notre collation, un jeune équatorien s’approche de nous et commence à nous parler de choses apparemment très philosophiques. Mais ni Daniel ni moi ne comprenons un traître mot d’espagnol. Quant à Jean, s’il deviendra l’interprète de notre voyage, ses connaissances de la langue ibère seront toutefois très succinctes, et ses futures traductions  parfois très fantaisistes…

Le gars, qui  visiblement n’a pas passé sa nuit à boire que de l’eau fraîche, commence à prendre la mouche et nous traite de gringos qui méprisent les latinos…Nous sentons la situation tourner à la comédie hispanique et grandiloquente, mais ne sommes pas encore prêts pour ce genre d’épreuve. Nous plions bagages, et nous nous dirigeons vers le terminal terrestre, afin de prendre le premier bus pour Cuenca.

Au terminal de bus de Guayaquil…

            Si les chemins de fer en Equateur sont réduits à leur plus simple expression, ( à peine 1000 km de voies ferrées), l’organisation du transport routier par bus est exemplaire.

Chaque ville possède un terminal terrestre, où les bureaux des différentes compagnies se côtoient afin de proposer les destinations à différents tarifs et différents…types de confort. Sur les quais, les bus attendent les voyageurs et leur chargement. Ces bus sont  décorés de toutes sortes de motifs colorés et « kitsch ». Des petites figurines chromées figurent même sur le capot, comme des groupes de chevaux en attelage par exemple. Certains bus ont des formes aérodynamiques, futuristes, qui n’ont aucune justification pratique quand on voit le réseau routier. Seule la panaméricaine est à peu près carrossable, et encore pas partout, nids de poules et ornières se disputent la vedette sur les routes d’Equateur.

Le chauffeur est toujours assisté d’un jeune aide qui fait office d’encaisseur comme de bagagiste, et c’est lui qui charge donc nos sacs sur le toit.

Nous quittons Guayaquil sans regrets, cette ville n’offre aucun intérêt, si ce n’est de s’ouvrir vers le Pacifique, et nous nous dirigeons vers les Andes avec satisfaction. Sur le bord de la route, le type des constructions nous rappelle étrangement celui du Népal sur le trajet de Kathmandu à Pokhara. Maisons en parpaings non crépis avec un toit en terrasse, barreaux en fer forgé aux fenêtres, et toutes les petites échoppes qui occupent la chaussée avec en prime, les immondices qui jonchent le sol, et les inévitables canidés qui sommeillent au soleil.

Daniel, dans le bus.

Végétation de bananiers et de palmiers qui se succèdent dans la plaine, il fait chaud et humide; nous sommes en Equateur!

Après une heure de plat, nous commençons la montée vers la montagne.

Enfin… les Andes!

Nous atteindrons, avec le bus, 3100m, altitude qui nous change du zéro habituel de l’île de Ré, et bien sûr de Guayaquil. Nous vivrons dans les semaines qui suivent à des altitudes similaires ou supérieures, mais pour ce début, ça nous fait drôle. La route serpente et nous faisons vite connaissance avec la façon de conduire des chauffeurs de bus équatoriens.

En fait, ils font exactement le contraire de ce que prescrit le code de la route. Lorsqu’on arrive en côte dans un virage, au bord d’un précipice, et ce, dans le brouillard bien sûr, c’est justement ce moment que choisit le chauffeur de bus équatorien pour dépasser, sans aucune visibilité ni reprise. Le pire, c’est que les entreprises de voirie s’évertuent à peindre des lignes continues qui ne servent strictement à rien, sinon enrichir les marchands de peinture blanche… On peut les franchir allègrement devant les policiers, on ne risque strictement rien, il semble que le consensus à ce sujet soit total.

Mais heureusement, tous les bus sont équipés d’images pieuses de la « Virgen » et de l’enfant Jésus qui ornent le fronton du véhicule. Ainsi, on peut tout se permettre, Dieu nous protège…et cela nous met vite dans le « bain » de ce pays qui va nous surprendre à maintes reprises…

Le climat devient plus frais, la végétation rare, et l’altitude nous donne notre premier regard sur la chaîne andine que nous allons parcourir en partie…

La radio hurle des chansons d’amour insipides et mièvres… les mots « Corason, te quiero, me amor » constituent l’essentiel du texte, quant à la musique…

Le son de la radio est toujours saturé. Ce sera la nuisance principale de nos déplacements en Equateur, mais aussi l’un des aspects pittoresques de ce pays. Nous traversons enfin une vallée verte d’Eucalyptus, parsemées de maisons souvent luxueuses, ce qui donne à la contrée un aspect de Riviera andine…A l’approche de la nuit, nous arrivons enfin à Cuenca. Calle du Général Torres, nous parvenons enfin au « Gran Hôtel » que nous indique le guide du routard.

Jean Cardon dans le hall du GranHôtel
Jean Cardon dans le hall couvert de l’hôtel.

Peu de temps après notre arrivée, nous subissons une averse de grêlons qui rebondissent sur la verrière du patio avec une violence incroyable… Une fois celle-ci terminée, nous sortons enfin dans la ville pour en flairer l’atmosphère. A vrai dire, ce n’est pas franchement l’exotisme qui nous surprend ici.

Rues pavées, style colonial et très provincial, 4×4 rutilants garés sur le trottoir, églises baroques à tous les carrefours, et …personne dans la rue. Nous sommes bien Dimanche, et il pleut. Cuenca est une petite ville très bourgeoise, qui se montre parfois très coquette. Nous éprouvons des difficultés pour nous approvisionner en nourriture, tout est fermé, les restaurants itou.

Nous rentrons à l’hôtel avec quelques brioches, et nous endormons un peu perplexes.

17/10/94  Cuenca

Dans les rues de Cuenca

Il fait beau, ciel bleu qui détonne par rapport aux violentes bourrasques de la veille. Nous marchons dans les rues qui s’animent petit à petit, avec les métis qui constituent la majorité de la population, les indiens quechua, tout petits, qui promènent leur humble quotidien dans le matin frais.

Les femmes sont souvent très ventrues et portent les fesses haut pour une taille qui ne dépasse guère le mètre cinquante.

Toutes arborent le petit chapeau de feutre qui est la caractéristique des indiens Quechua. Les métisses, elles, empâtent très vite, alors, peut-être comme pour se venger de l’avenir, elles arborent fièrement leur beauté juvénile et éphémère.

Nous dénichons enfin une petite boulangerie où nous achetons de quoi nous rassasier, et rentrons à l’hôtel, retrouver Jean.

Nous terminons cette matinée ensemble en accomplissant les formalités bancaires. Nous rendons ensuite au restaurant où nous allons ingurgiter notre premier « Pollo con papas », c’est à dire notre premier poulet frites. Ici en Equateur, comme d’ailleurs dans le restant du continent sud-américain, ce plat constitue l’essentiel de la nourriture. Poulet frit, braisé, rôti, accompagné de pommes de terres frites dans la graisse de qualité souvent douteuse, ou de riz.

Pour varier nos repas, nous trouverons aussi des « apanados », sorte de tranche de semelle panées cuites et recuites dans la même graisse que les « Pollo »… On trouve des fruits, des légumes verts ( attention à la « tourista » avec les crudités) et aussi  des yaourts dont il faut systématiquement vérifier la date de péremption, qui peut parfois avoisiner un mois.( Authentique, mais on les repère vite tellement le couvercle est gonflé…)

Quelques restaurants proposent des spécialités comprenant des bananes flambées, du manioc ( surtout en Amazonie) ainsi que des fruits exotiques, comme l’ananas. Un plat recherché en Equateur est aussi le plat de « Cuy », du cochon d’Inde grillé. (Ca se prononce comme on le suppose, donc inutile de demander cela à un restaurateur français, il n’a pas cela en cuisine.)

Pour boire, on trouve de la bière « Pilsener » vendue en bouteilles de 50 cl, et surtout des sodas, dont l’inévitable « Coca cola ». Les indiens nous montreront par la suite que les alcools forts comme la tequila, sont également consommés, mais dans un but exclusif de « défonce » en quantité immodérée, jusqu’à ce qu’ils tombent raide-morts sur le trottoir. Ainsi, nous assisterons fréquemment au spectacle affligeant d’indiens baignant dans leur vomi sur un bord de trottoir, oubliant parfois toute retenue au niveau des sphincters…

Après notre repas nous hélons un taxi pour partir du côté de la gare, afin de visiter une manufacture de  » Panamas « . Ces chapeaux ont fait la gloire de l’Equateur. En effet, lors de la construction du canal du même nom, les entreprises qui creusaient cherchaient à protéger les ouvriers qui souffraient de la chaleur et du soleil. Ainsi elles avaient passé commande aux indiennes de Cuenca qui avaient la réputation de tisser des chapeaux légers, indéformables et très efficaces contre les assauts du soleil.

Ces chapeaux ont ensuite conquis la mode de l’occident qui en a fait un produit de luxe. Certains, comme les « Monte christi », peuvent atteindre en boutique à Paris des sommes avoisinant les 6000 francs.

La qualité d’un Panama dépend essentiellement de la finesse du tissage de celui-ci.

Il se fait à la main, mais ensuite, les femmes emmènent leurs chapeaux à la manufacture où ils seront finis. On termine le bord en l’arrêtant, on le marque, le blanchit dans des bains multiples, puis on le fait sécher au soleil. Il ne reste plus par la suite qu’à lui donner sa forme définitive en le passant dans un moule à vapeur.

Un bandeau d’entourage lui donnera sa superbe, et bientôt  à un occidental l’élégance d’un costume d’été.

Nous sommes reçus par un contremaître qui nous fait visiter les différentes étapes de la fabrication, et nous repartons avec un exemplaire de la production, qui cachera ma calvitie pendant les chaleurs de l’été.

Sur les murs, de nombreuses fresques naïves et multicolores qui évoquent souvent des thèmes liés à l’enfance. Et puis, tous les cent mètres, ces églises baroques richement décorées, mais emplies à toute heure d’un petit peuple à genoux, qui prie de façon à la fois naïve et fervente… Je me sens doucement pénétrer ce pays, dont je suis, une fois de plus, à des années lumière de la culture.

La nuit tombe, il est 18 heures, nous rentrons à l’hôtel, nous partirons demain. L’ambiance de notre petit trio se teinte déjà d’humour, et les conversations sont souvent à la plaisanterie. Pourtant, malgré quelques gauloiseries de bon aloi, jamais elles ne vireront à la conversation de corps de garde. Et je serai toujours reconnaissant à mes deux compagnons d’avoir partagé ce voyage à trois gars, sans pets ni rots sonores, qui sonorisent hélas trop souvent les chambrées masculines.

Nous aurons dormi parfois ensemble dans des endroits difficiles, que ce soit au Népal ou ici en Equateur, tout en conservant une bonne tenue qui a contribué au respect mutuel, base même de notre amitié. On n’a pas besoin de se vider devant les autres pour cohabiter dans l’amitié.

18/10/94 Riobamba 2800m.

Nous quittons Cuenca à 9h15. Le bus qui nous mène à Riobamba est bien moins confortable que celui de Guayaquil, mais bien plus pittoresque. Nous montons en altitude pour atteindre 3750 m. Le souffle devient bien court et je me sentirai souvent oppressé en Equateur. A côté de moi, un couple d’indiens Quechua fait dormir son petit garçon sur leurs genoux, pendant les longues heures de ce voyage. Les sièges sont très étroits pour nous, occidentaux, car ils sont conçus pour les indiens.

Le petit garçon porte des vêtements très sales, il a le nez bien morveux, mais je m’attendris devant cette image de parents et leur petit garçon contre eux. Je repense à mon petit Olivier que j’ai laissé si loin, à 9700 km de part delà les mers, et comme au Népal, je ressens ces similitudes dans la tendresse d’un enfant chéri, qui rassemble toutes les races…

Devant moi, sur le siège de droite, un homme fait des mots croisés. Parfois il se retourne vers moi pour me demander des mots en anglais….pour lui tous les étrangers doivent savoir l’anglais. Je m’en tire avec quelques succès, et je serai désormais l’objet de ses sollicitations (littéraires) jusqu’à la fin du trajet.

Le paysage, au milieu du voyage, devient verdoyant et …terriblement auvergnat. Collines herbeuses avec des haies pour séparer les champs où paissent les vaches.

La musique que diffusent, pardon, que crachent les haut parleurs du bus est on ne peut plus égale à elle-même, martelée et insipide quand on pense que ce pays possède des groupes de musique andine à nous faire frémir.

Après cette pause réparatrice, les occupants du bus commencent à prendre leurs aises. Des jambes s’installent par dessus d’autres jambes, des têtes s’affaissent sur des épaules voisines, le tout dans une promiscuité chaleureuse et fatiguée. Le paysage devient à présent plus désertique, montagnes pelées succédant aux collines vertes. La forêt disparaît, mais nous assistons aussi à la cause principale de ce phénomène. Les bergers et agriculteurs andins ont la mauvaise manie de pratiquer le brûlis pour enrichir les terres. Cela a pour conséquence néfaste de raviner la montagne et de favoriser en fait, à terme, le ruissellement des terres arables.

En fin de soirée nous arrivons enfin exténués, à Riobamba, au pied du Chimborazo…au dessous du volcan.

Après avoir pris nos quartiers à l’hôtel impérial, (il faut ce qu’il faut), nous « prenons la température » de la ville en nous promenant dans ses rues, du côté de la gare. Riobamba est une ville assez importante, de 100 000 habitants environ.

Style colonial dépareillé, ici les permis de construire sont anarchiques et sans logique. Une particularité de l’Equateur, c’est l’avancée des étages au dessus de la rue, qui forme en même temps une protection contre les intempéries sur le trottoir. En fait, comme ce phénomène se produit aussi dans des maisons isolées en campagne, nous déduisons ( à tort?) que cela a un rapport avec la surface bâtie déclarée.

En chemin, nous rencontrons un jeune allemand en VTT qui nous demande à quelle heure passent les trains. Le gars descend toute l’Amérique du sud en vélo, il a un moral d’enfer. Il nous explique que la veille il a réussi l’ascension du Chimborazo ( 6316m ), en montant jusqu’au refuge ( 4800m ) en… bicyclette.

Nous rentrons à l’hôtel afin d’échafauder un plan de campagne. Dans le couloir, nous avons la surprise de rencontrer un groupe de trois jeunes français que nous avions connu au transit de l’aéroport de Miami. C’est l’occasion inespérée de boire un bon whisky, que nous transportons amoureusement dans nos sacs à dos depuis le « duty free » d’Orly.  L’hôtel est de style colonial; avec de grandes chambres donnant sur la rue, hautes de plafond. La nôtre, située devant un arrêt de bus, constituera un excellent point de vue pour prendre quelques clichés des gens en attente.

La soirée est un peu cafardeuse. En effet, mes compagnons et moi-même pensions trouver en Equateur des sentiers longs jonchés de petits lodges pour passer la nuit, comme au Népal. En fait cela est parfaitement impossible et il faut alors prévoir tout l’équipement . Certains « treks » sont possibles alors, mais au prix d’une structure lourde et de type « touriste » qui me gênera pour prendre des photos. D’ailleurs, les indiens répugnent à se laisser prendre photographier et je suis souvent obligé d’utiliser le 300 mm, ce qui n’est pas la panacée…

Nous ne savons quelle décision prendre pour le restant du voyage, mais nous devons changer notre fusil d’épaule, aborder l’Equateur de manière différente. Le réseau routier est délabré, mais, paradoxalement, les services de bus sont exemplaires. Nous allons donc nous en servir pour nous déplacer dans les différents sites que nous aurons à visiter. Nous nous endormons après ces considérations, dans les vapeurs éthyliques du « Johnny Walker ».

19/10/94 Riobamba… le Chimborazo.

Nous acceptons l’offre d’un taxi qui attend devant notre porte. Pour 45000″ sucre » il nous emmènera au refuge « Carrel », à 4800m d’altitude, et à 45 km de Riobamba.

Nous commençons par traverser la ville au petit matin, afin de rejoindre un petit restaurant tenu par la famille de notre chauffeur, où nous prenons une solide collation. Nous nous apercevons par la même occasion que nous ne nous ferons décidément jamais au  » Caso », fromage local au goût inexistant, gélatineux et à l’aspect de matière plastique.

Enfin rassasiés, le taxi traverse la campagne verte qui s’étale au pied du volcan, dans un paysage champêtre et bucolique. Nous croisons quelques bergers qui cheminent derrière leurs troupeaux, nous traversons quelques maigres hameaux, de parpaings de terre non crépis. Les champs sont clôturés, et le taxi continue à monter, à monter…

Après une bonne demi-heure de route, la végétation devient inexistante, et nous découvrons un paysage d’immenses vagues de terre rouge, à perte de vue, traversé par des canyons sinueux. Le souffle devient court, et j’ai le malheur de demander au taxi de s’arrêter pour prendre une photo. Nous ne parvenons plus à repartir, tant le mélange est pauvre en air pour le carburateur de la voiture qui roule à l’essence.

Nous sommes contraints de descendre, de pousser la voiture en sens inverse pour redémarrer. Nous avons compris la leçon: la photo, nous la ferons en redescendant.

Nous passons un poste militaire à 4500m, puis, après quelques courbes supplémentaires, nous parvenons au refuge « Carrel », à 4800m, dans les hoquets du taxi qui n’en veut plus. Nous sommes à l’altitude du Mont blanc, en voiture s’il vous plaît…

Nous prenons un thé brûlant au refuge, et commençons la petite randonnée qui doit nous amener au refuge n°2, à 5000m, qui nous domine. La température est fraîche et nous nous apercevons vite que l’altitude nous prive de beaucoup de moyens respiratoires. Au bout de trois quart d’heure nous parvenons au refuge Whymper à 5000m. Le froid est saisissant mais l’air est magique. Je retrouve cette sensation de son cotonneux et mat que nous avions connu au « Thorung pass », au Népal, à 5416m. Nos pas sont courts, la terre est rouge, volcanique. Une immense étendue de scories s’étend devant nous, jusqu’au début de l’ascension proprement dite. Nous nous rendons jusqu’à la côte 5200, au pied du glacier. Là, les choses se gâtent; la glace est au rendez-vous dès le début de la montée, sous la forme d’un couloir qui surplombe un sérac impressionnant.

Nous savons que cette partie devrait être travaillée dès minuit, au début de l’ascension, à la lueur de la lampe électrique. Je ne suis pas rassurés. Devant le refuge whymper, les plaques commémoratives des disparus du Chimborazo s’alignent devant la glace, dans une sinistre procession. L’année dernière, le 9 novembre 1993, une cordée de 11 alpinistes, dont 9 français, a été emportée par une avalanche et il n’y a pas eu de survivants. Je ne me sens pas prêt. Ce n’est pas, cette année, le mal d’altitude qui me fait peur, je me sens très bien, mais la condition physique générale. Je n’oublie pas qu’il y a 4 mois à peine, j’étais sur une table d’opération pour mes vertèbres cervicales… C’est déjà bien d’être ici, alors le « Chimbo… » Il faut de plus que je trouve un pantalon de montagne étanche pour la neige, et des crampons. Mais je ne me sens pas non plus le droit de pénaliser Jean et Daniel, qui rêvent d’un sommet. 6316m au palmarès, ça vaut le coup. C’est après tout, c’est un moment dur à passer, mais court. L’hésitation nous gagne à tous trois, mais aussi l’exaltation de ce monstrueux monument d’effort, à conquérir…

Nous scrutons les parois, anticipons les difficultés, analysons le Chimborazo dans ses moindres détails. Il est certain qu’au dessus, le chemin semble faire une sorte de S qui surplombe le sérac, mais ensuite la course est directe, dans la neige, jusqu’au sommet. Mis à part les crevasses et l’altitude, il ne doit plus y avoir de danger.

Nous sommes perplexes. Doucement, nous redescendons en contemplant l’immense paysage désolé qui s’étale à nos yeux. Nous sommes sur la face opposée à Riobamba, ce qui explique le désert qui s’étale devant nous.

Nous retournons au refuge « Carrel » et descendons à nouveau la petite route qui serpente vers la verdure, la vie.

Nous nous arrêtons souvent pour fixer sur la pellicule des images d’enfants qui marchent, de paysages grandioses, et de gauchos venus d’un autre temps. Arrivés à Riobamba, nous réglons le taxi et nous dirigeons vers un petit restaurant où, comme cela se fait beaucoup ici, la télévision trône au milieu de la pièce, le son saturé, à fond.

L’émission diffusée n’est autre qu’un « talk show » américain, produit aux USA, et qui ne parle que des problèmes de criminalité aux…USA. Le comble, c’est qu’au lieu de le sous-titrer simplement ou de le traduire en voix « off », ce « talk show » est doublé par des acteurs hispaniques, rire compris. Du délire. Pourtant, en regardant la médiocrité des programmes d’Amérique latine, j’éprouve une certaine gêne en songeant à la dérive de la qualité des nôtres, quand on regarde ceux de « TF1 ».

L’ascension d’un sommet « pour le sommet » me parait vaine sur le plan de la rencontre, et simplement une satisfaction égoïste. Je ne me permets pas ainsi de juger ceux qui aiment ça, et je les comprends, mais c’est l’approche que j’ai de cette forme d’effort, à titre strictement personnel. Si j’accepte de mourir lors d’une longue randonnée en Himalaya, je m’y refuse pour un sommet.

Nous décidons de partir pour une gare désaffectée à 25 km, à Urbina, dont l’altitude de 3850m favorisera l’acclimatation, et nous permettra de nous entraîner un peu. Nous prendrons alors notre décision.

En attendant, nous invitons José dans une pizzeria, et finissons la soirée…à l’italienne.

Au retour à l’hôtel, nous assistons à une scène mi-cocasse, mi-affligeante, qui démontre une fois de plus le problème fondamental des jeunes équatoriens. Deux jeunes se défonçaient à l’alcool, dans la rue….et pendant que l’un remplissait le verre que lui tendait le second, celui-ci, de sa main restée libre, compissait généreusement le pantalon de celui qui lui servait la matière première…. C’est dans un fou-rire que nous regagnons notre chambre, avant de sombrer dans les bras de…Morphée. ( C’est toujours ça de pris.)

20/10/94 Urbina 3800m.

Levés tôt, nous bouclons nos sacs et retrouvons notre taxi de la veille, qui nous emmène aussitôt au terminal terrestre. Nous faisons auparavant quelques provisions car on nous a dit qu’à Urbina on ne trouverait pas grand chose à manger. Nous quittons la ville avec une certaine satisfaction, car nous avons l’impression de nous encroûter, à force de tourner en rond.

Nous empruntons la panaméricaine qui est dans un état…proche de la Colombie. Nids de poule, cailloux sur l’asphalte. Ici, quand un véhicule est en panne, le chauffeur place une pierre à une trentaine de mètres en arrière. Le problème, c’est que lorsqu’il repart, il oublie systématiquement de le retirer. D’où ces caillasses, grosses comme un melon, qui jonchent les routes, y compris dans les virages de montagne. Beaucoup de pare-brise sont cassés, et non-réparés, cela doit coûter assez cher. Mais le parc automobile est remarquable par ses pare-brise striés de fractures non éclatées.

Au bout d’une heure de route, nous arrivons enfin à Urbina, petite gare du bout du monde, plantée au pied du Chimborazo, majestueux. La voie unique la traverse, deux trains par semaine égaient la vie du chef de gare qui vit ici, avec sa femme. Seul le cliquetis du télégraphe à fil indique que la ligne est vivant, et qu’elle sert aussi à d’autres type de communication. Urbina, 3800m…Un petit château d’eau noir en métal surplombe la bâtisse et finit de lui donner un petit air de far-west. Urbina, son silence et cette vue sur le Chimborazo qui se couche, dans la lueur rosée de ce soir qui fraîchit…

Le petit fourgon jaune s’approche doucement et lorsqu’il s’arrête devant la gare, nous sommes estomaqués par la plaque d’immatriculation: 78, France, les Yvelines!

Le couple est parti de France par avion après avoir expédié le « combi » Volkswagen par bateau à Anvers. Ils l’ont récupéré à New York, et ont entamé une longue descente qui les mènera jusqu’à Ushuaia. Nous devisons une petite heure, et les nouveaux arrivants repartent vers Riobamba, en nous laissant un peu interloqués.

Urbina, c’était pourtant le bout du monde!

Pas de nourriture, ici. Le chef de gare semble beaucoup rire du prénom de Daniel, et chaque fois qu’il a l’occasion de rencontrer celui-ci il lance des grands  » Dâââââniel! » en rigolant. Le gardien du refuge s’appelle Chico. Il nous indique la cuisine où nous faisons cuire des nouilles chinoises .

L’après-midi, après avoir bouclé notre repas, nous partons escalader les pentes herbues pour nous entraîner, nous acclimater.

Au bout de deux heures de montée en traversant les cultures, nous nous asseyons pour contempler le volcan qui se couche. Nous regardons se consumer les dernières étendues de végétation  au flanc des montagnes voisines, dans des volutes de fumées blanche qui se fondent dans le soleil du soir. Nous comprenons que l’escale d’Urbina sera courte, et qu’elle ne peut pas nous apporter cet entraînement que nous attendions tous trois.

Nous redescendons la mort dans l’âme, en nous tournant parfois vers la Montagne qui nous nargue du haut de ses 6316m, et dont nous n’avons  même pas pu gratter les pieds. Arrivés au refuge, nous préparons le repas, puis nous installons dans le séjour. Nous allumons un feu dans l’âtre, Jean est de tournée de Whisky et nous voici devisant devant les flammes, à rêver des prochains voyages, des prochaines rencontres. La flamme découpe nos ombres sur les murs blanchis à la chaux, nous nous engourdissons dans la chaleur douce. Nous nous couchons tôt, décidés à reprendre la route demain, pour Banôs.

21/10/94 Banôs. 1800m.

Banôs, Banôs!

Les crieurs hèlent les passagers en annonçant les destinations de leurs véhicules. Après avoir quitté Urbina, nous repartons de Riobamba du terminal « Oriente ». Nous retrouvons la chaleur et une certaine douceur de vivre. Le voyage vers Banôs est long mais pittoresque à souhait. Le bus charge tout ce qu’on lui demande, et chaque arrêt donne son lot de surprises. Ainsi, le bûcheron entre avec sa tronçonneuse et ses bidons d’essence, un paysan charge sur le toit des ballots de fourrage, chaque arrêt nous tasse davantage sur nos sièges qui ne sont déjà pas très grands. Nous arrivons à Banôs en début d’après-midi, et nous dirigeons d’abord vers l’hôtel que nous avaient recommandé les Français rencontrés à Miami, puis Riobamba. El Castillo est un havre kitsch mais propre, et la douche est chaude. Quoi de plus naturel, puisque au-dessus de nos têtes, une gigantesque cascade d’eau brûlante dévale les flancs du volcan. Cela donne à la petite ville son nom,  » Banôs » car elle est devenu au fil des ans un petit centre thermal. Il y a d’ailleurs trois piscines près de l’hôtel, avec des eaux de toutes les couleurs. L’une est toute jaune, et nous ne nous sentons pas attirés par ce genre de plaisir.

Face à l’hôtel, les marchands de canne à sucre s’alignent tout le long du trottoir. Il pressent le jus sur place, et l’on peut le consommer de façon directe ou bien acheter une bouteille du doux liquide. En ville, nous aurons l’occasion de remarquer de nombreuses échoppes vendre les produits finis à partir de sucre de canne. Ainsi, on étire en devanture une sorte de pâte de sucre jusqu’à ce qu’elle soit assez ferme pour pouvoir la découper en carrés et la laisser durcir.

On sent ici une vie douce propre à la villégiature, et nous profiterons quelques jours de la convivialité de Banôs.

A midi, nous nous rendons au « petit restaurant », tenu par une française. Nous y prenons un déjeuner typiquement français, avec une tranche de bavette à l’échalote, une bouteille de vin chilien. Quel délice! Nous parlons un peu avec la patronne. Celle-ci a quitté la France il y a 17 ans pour l’Amérique du sud, et vit en Equateur depuis 7 ans. Elle possède une réplique de ce restaurant à Quito. Elle a renoncé définitivement à la France. Y étant retourné il y a peu pour le décès de son père, elle était complètement effarée par notre rythme de vie et sa tristesse…Quant on la regarde, on a peine à croire qu’elle soit française, tant elle est de petite taille, brune, émaciée comme une indienne.

Rentrés à l’hôtel, nous subissons enfin notre première « tourista » qui nous « brasse » de façon violente. Je suis condamné a rester près des toilettes tandis que mes compagnons partent découvrir la petite ville. La soirée se déroule simplement, et nous nous couchons tôt, rincés par une nouvelle averse équatoriale.

22/10/94 Banôs 1800m

Dès le réveil, nous comprenons que Jean ne sera pas des nôtres aujourd’hui. Si Daniel et moi-même souffrons de la « tourista », notre camarade subit une véritable dysenterie. Il fait peine à voir, il est complètement abattu et gardera la chambre toute la journée. Cela nous remémore la dernière journée à Kathmandu où il était dans le même état.

Daniel et moi l’abandonnons (lâchement), afin tout d’abord de prendre un petit déjeuner au petit restaurant, puis d’attaquer la montée vers le pied du Tungurahua, que nous voulons reconnaître.

En chemin, nous croisons un petit groupe d’homme qui boit du rhum blanc, assis dans une rue déserte, et qui chante en s’accompagnant de la guitare… Ils ne sont plus très jeunes, la soixantaine, mais chantante et gaie. Quelques sourires, ils me proposent leur bouteille, je refuse l’alcool mais demande les visages, et j’obtiens la photo.

Nous grimpons le long d’une petite vallée ombragée par les eucalyptus, avec des vaches dans les près clôturés. On pourrait presque se croire en Auvergne s’il n’y avait pas ces yuccas qui poussent à droite à gauche…et les eucalyptus qui bruissent dans le vent comme nos peupliers.

Nous passons parfois sous des voûtes de végétation qui nous calment des ardeurs du soleil. Tout est beau et serein.

Daniel est en forme. Il le prouvera lors de l’ascension du Tungurahua, et j’ai parfois du mal à suivre sa cadence. Sa persévérance à entretenir sa forme en courant chez lui à Angoulême régulièrement, en pratiquant le vélo seront payantes en Equateur. C’est le plus âgé de nous trois, c’est celui qui fait le plus jeune, sans conteste.

Bref, arrivés à 2200m, je préfère le laisser continuer et redescendre, car je meurs de soif et je n’ai plus d’eau dans ma gourde….(il faut bien trouver une excuse, non?) Je me laisse aller seul  le long des sentiers sous le soleil brûlant, et je songe à ces dix mille kilomètres qui me séparent des miens, si proches et si lointains. Que la planète est simple…

Arrivé aux premières maisons du village, je me dirige vers le cimetière pour chercher des images. Une femme et son fils s’occupent à nettoyer la tombe du père… Le cimetière surplombe la ville, sur une côte. A la sortie, quelques gamins se saoulent au soleil avec du mauvais alcool. Je veux rentrer. J’ai soif.

Je retrouve Jean à l’hôtel, dans un demi-sommeil. Lorsque Daniel rentre à son tour, nous partons dans les rues de Banôs pour chercher à manger à notre camarade. Banôs est une petite ville qui possède une église très particulière, faite de briques peintes en noir, dont les scellements sont peints en blanc. Cela donne un côté très kitsch à l’ensemble. A l’intérieur, au milieu des dorures et des peintures baroques, la « Virgen » trône au milieu de…4 néons blafards.

La Vierge est le pivot central de l’âme équatorienne. En fait, les conquistadores espagnols et autres massacreurs blanc ont toujours égorgé et soumis sous la bénédiction du christ, qu’ils brandissaient comme caution de puissance et de morale. Alors, si les indiens ont fini par adopter la religion catholique de Blanche de Castille, en la teintant d’un certain animisme, c’est à la Vierge qu’ils se confient en priorité. Cette dévotion est d’une naïveté touchante et sincère. Ici à Banôs, tout le mois d’octobre s’anime de processions multiples qui défilent dans toutes les rues du centre au sons des fanfares et des pétards.

Ah ces pétards! D’énormes « bang » qui secouent et déchirent l’air toutes les minutes environ, à longueur de journée et… de nuit. A trois heures du matin il nous arrive, bien que notre hôtel soit assez excentré, d’être réveillés en sursaut par ces explosions intempestives.

Nous quittons enfin l’église pour rentrer à l’hôtel, sans oublier de déguster devant ce dernier un dernier verre de sirop de canne.

Nous lavons un peu de linge, puis nous retournons sur la place de Banôs pour nous renseigner dans les petites agences de montagne sur les possibilités d’ascension offertes. J’en profite pour demander aux passants où et quand ont lieu les « pelleas de gallo » à Banôs. ( combats de coqs.)

Je trouverai les meilleurs renseignements sous le marché couvert, où je prendrais mon repas, Daniel étant rentré à l’hôtel. Sous les verrières qui contribuent à renforcer la chaleur de la halle, une multitude de mini-restaurants qui maintiennent une friture odorante et douteuse… Je m’arrête pourtant à la table de l’une d’elles afin de me restaurer. La patronne est ronde et sympa. Son mari fait la sieste sur le banc en attendant le client. La viande est grillée à souhait, le riz colle à la fourchette, la radio hurle, je vais bien…

23/10/94 Banôs. C’est Dimanche…

            Après un lever tardif (huit heures) nous prenons notre petit déjeuner à l’hôtel. Puis armés de nos appareils photo, (s’est hélas parfois le terme approprié), nous nous dirigeons vers le parvis de l’église.

En effet, dès que la messe est terminée, celui-ci devient le lieu de rassemblement de toute la populace, habillée de ses plus beaux atours. C’est le moment de sortir nos grandes focales pour saisir les visages et les regards. Toutes les origines sont représentées ici. Des indiens quechua, minuscules et couverts du petit chapeau de feutre, les vêtements multicolores. Les métis, bien portants, habillés léger, avec des chapeaux de paille. Nous rencontrons enfin, et ce, pour la première fois, des indiens ottavalo. Leur tenue est superbe, et ils ont fière allure, mais nous en reparlerons lorsque nous nous rendrons dans leur village, à 200km d’ici.

L’un des indiens ottavalo s’installe sur un banc et joue de la flûte de pan en s’accompagnant à la guitare. La flûte est coincée dans un support du type porte-harmonica. Il fait chaud, le temps est magnifique. Banôs mérite vraiment sa réputation de villégiature tranquille. Une formation de cuivres joue face à la sortie de l’église. L’été dure toute l’année, à Banôs. Nous sommes en équateur. Je sensibilise trois pellicules de 36 poses tant le spectacle est pittoresque.

Nous filons ensuite à l’agence pour réserver notre guide et établir les derniers préparatifs pour l’ascension du Tungurahua. Nous essayons les crampons métalliques, vérifions les pantalons imperméables et prévoyons les guêtres. Tous ces petits préparatifs font un peu monter la tension de cette future montée vers le cratère, et alimente toutes les supputations.

A l’heure du repas, sur la demande de Jean, nous allons essayer un restaurant allemand qui se trouve en périphérie de la ville. Ce ne sera pas notre meilleur souvenir d’Equateur… La salle est remplie de « babas-post-soixante-huitards-mais-tout-de-même-dans-le-même-uniforme-qu’à-Kathmandu-ou-Bénarès-et-j’en-passe… » Je ne me sens pas à l’aise dans cette ambiance qui est fausse. Pas un indien ne vient troubler la quiétude et le farniente de ces jeunes occidentaux biens nourris. Ils sont entre eux, avec un ouvrage de Kant ou Marcuse dans les mains, sirotant quelques bières et suçant les spaghettis d’un air inspiré…

Le traditionnel reggae berce cette jeunesse dorée dans des illusions d’exotisme protégé de la plèbe. J’ai envie de vomir. Ils ne valent pas mieux que ces cars de touristes qui dégueulent leurs caméscopes « hi-8mm » et autres gadgets sur les sites recherchés, comme à la lagune du Quilotoa. Mais nous en reparlerons plus tard.

Nous nous dirigeons enfin vers le « pelleas de Gallo », les combats de coqs, qui se pratiquent le samedi soir dans quasiment toutes les villes d’Equateur. Ambiance survoltée, énormes mises d’argent entre les parieurs, la baraque qui abrite la piste du combat est cernée par des grillages. Au portillon, nous payons quelques « sucre » pour droit d’entrée, dans la discrétion de la pénombre, puis nous nous installons en haut des gradins qui dominent la piste. Les liasses de billets changent de main, doucement la piste se remplit de parieurs et de propriétaires de coqs. Une ampoule blanche se balance au-dessus du cercle de jeu. Le lieu est sordide, et nous restons très discrets, avec Daniel, dans cette atmosphère particulière où l’alcool et l’importance des mises peut nous être désagréable. Nous sommes les seuls « gringos ».

Après moult palabres entre les différents propriétaires des champions, la cloche sonne enfin le premier combat. Les coqs sont frottés l’un contre l’autre pour accentuer leur agressivité, puis lâchés sur la piste. En fait ce ne sont pas les becs ou les ergots qui vont tuer; simplement des lames de rasoir qui sont attachées à leur ergot, et qui vont taillader l’adversaire, la plupart du temps jusqu’à la mort.

Les yeux rivés au spectacle, les assistants encouragent leur champion, hurlent …Je prends quelques photos au flash…mais je redoute qu’en cas d’échec de leur  coq certains imputent à mes éclairages parasites la responsabilité de leur défaite…je me mets à travailler en lumière ambiante, en retenant mon souffles, 200 asa et à la demi seconde d’exposition, ouverture à 2.8.

En fait ce seront mes meilleures photos, car elles laisseront entrevoir le mouvement des animaux qui se débattent, au milieu d’un environnement figé.

La salle hurle à la mort, les yeux sont scotchés sur les boules de plumes multicolores qui s’ébouriffent en grands coups d’ergots sanglants. En fait ce ne sont pas ces derniers qui blessent ou tuent l’adversaire, mais bien les lames de rasoirs taillées en profilé, fixées à la patte par le propriétaire. Les gamins, comme les hommes, sont fascinés par cette violence de la lutte sans merci, à la mort. L’espace de quelques secondes, j’éprouve l’impression de ressentir l’ambiance des jeux du cirque, dans l’antique Rome. La passion morbide devait être la même. Vider sa peur par combattants interposés…

La scène finale est extrêmement violente, car c’est le coup fatal qui déterminera le gagnant. Je suis très impressionné, comme Daniel qui veut rentrer à présent, il en a assez vu.

Nous rentrons à l’hôtel, pour notre dernière nuit avant l’effort.

24/10/94 Banôs, le refuge du Tungurahua.

Il est sept heures, debout!

Nous bouclons nos sacs en essayant de les alléger au maximum. Nous laisserons le superflu dans les sacs marins cadenassés. Fourrures polaires, gants, écharpes et vestes « goretex », les bonnes paires de chaussure de montagne, je me sens revivre enfin. Chacun retrouve les gestes matinaux du marcheur. Le talc est saupoudré dans les chaussures, dans les chaussettes, et les sous-vêtements. Nous arrivons à l’agence où nous attend le pick-up qui va nous transporter jusqu’à l’entrée du parc, à 2800m. Nous chargeons les sacs à l’avant de la benne, nous nous asseyons derrière eux, de façon très inconfortable, car nous sommes 8 + le matériel. Les premiers kilomètres se passent sans trop de mal, car nous roulons sur de la route goudronnée. Mais dès que nous attaquons les chemins de terre sèche creusés d’ornières gigantesques, les cahots meurtrissent mon dos et mes vertèbres cervicales. Elles sont à peine remises de l’opération de juin, et j’ai parfois de grandes douleurs suivies de l’insensibilisation totale de mon avant-bras. J’ai peur d’avoir « cassé » quelque chose. Mais au cours de cette montée qui durera une heure, la carcasse tiendra bon. La poussière vole autour de nous et colore nos vêtements, pénètres tous nos effets. Attention aux objectifs photo! Le paysage devient de plus en plus verdoyant, la température agréable. Nous parvenons enfin au bureau d’entrée du parc national, ou nous déclinons nos identités.

Une fois ces formalités effectuées, nous chargeons nos sacs à dos sur des mules, et commençons à monter doucement vers le refuge qui se situe à 3800 m, soit 1000m de dénivelée. Si au début de la montée, nous avons l’impressions de marcher sur des sentiers auvergnats, au fur et à mesure de notre prise d’altitude nous sommes obligés de constater la modification importante de la végétation. Celle-ci devient de plus en plus dense, et à mi-parcours, nous marchons dans de véritables tunnels de verdure.

            En effet, le chemin est parfois creusé dans le sol, et lorsque les branchages de la forêt qui nous entoure le recouvrent, ils forment des galeries fraîches qui apaisent notre transpiration due à la montée et au soleil équatorial. Après deux heures de marche, nous nous arrêtons quelques minutes pour manger une banane et boire un peu. Les muletiers nous dépassent, Daniel est avec eux et tient la queue d’un équidé. Cela lui permet d’atténuer son effort et de se faire tirer, mais par contre son rythme de montée est plus rapide.

            Arrivés à la cote 3500, nous sommes entourés par des bancs de brume, qui, enveloppant des arbres faméliques et recouverts de mousse, nous plongent dans une ambiance étrange.

Les derniers mètres seront pénibles, et je ne peux m’empêcher de constater mon état plus fatigué que celui des autres marcheurs, et un temps de récupération plus court.

Le refuge domine tout la vallée de Banôs, il est accroché au flanc du Tungurahua, la vue est splendide. La mer de nuages tapisse la vallée, l’air est vivifiant, le sommet invisible. Nous sommes au flanc d’un volcan dont nous n’avons pas encore vu la tête…

José, le guide, fait des pâtes, une soupe de poulet qui nous revigore. Dehors, devant le refuge, une stèle dédiée à un israélien de 20 ans qui est mort sur les pentes du Tungurahua. Nous apprendrons plus tard que ce volcan est en fait moins facile qu’il le parait au premier abord. En fait, lorsque le temps est correct, il est pénible, sans plus. Mais lorsque la brume monte et perd les randonneurs, tout est possible. Beaucoup l’ont payé de leur vie…

Tungurahua!

A la fin du 19ème siècle, tu t’étais réveillé en plongeant Banôs dans les ténèbres et la furie de ton éruption…L’église est couverte d’ex-voto de cet épisode tragique, ainsi que de magnifiques peintures évocatrices…

Tungurahua…Je cherche à voir ton sommet à travers les bancs de brume qui montent de la vallée à toute vitesse, et qui cachent tes hauteurs pudiquement….La nuit va tomber, et cette nuit je marcherai vers l’inconnu, vers une calotte dont je n’ai pas vu l’aspect.

Tungurahua…Accroché à ton flanc, les deux mains se réchauffant dans les poches de la fourrure polaire, aux côtés de mes deux compagnons, je passe une veillée d’armes avec cette petite boule de trac qui noue mon estomac, face à une tombée de nuit magnifique sur la vallée qui clignote sous nos yeux de ses premières lueurs. Le vent, activé par les écarts thermiques entre la montagne et l’air rafraîchi, fait tournoyer des volutes de fumées opaques qui envoûtent la montagne.

Tungurahua…

Après jeux de cartes et parties d’échec, nous allons nous coucher collés les uns aux autres comme des sardines en boîte pour un sommeil court, qui s’interrompra à 1 heure du matin. Chaleur humaine et impressionnantes effluves de pieds extrais des chaussures de marche qui ont déjà bien chauffé…

25/10/94 Tungurahua…L’échec.

            Nous prenons notre café bouillant et nos produits énergétiques en attroupement silencieux et tendu. La nuit a été bonne, et aucun signe du mal d’altitude n’a troublé celle-ci. Nous étions pourtant à 3800m, et avons fait hier une progression de 1100m, ce qui aurait pu occasionner cette nuit quelques maux de tête. Le cliquetis des crampons qu’on essaie répond aux derniers bâillements du petit matin. La colonne se met en marche, en attaquant un sentier qui serpente entre les dernières pentes herbeuses du volcan.

Au-dessous de nous, on entend encore des pétards et de la musique qui remontent vers nous par de vagues bouffées diffuses.

Le rythme est rapide. Trop rapide…

Au bout d’une demi-heure, nous parvenons à la partie pénible de l’ascension: la cendre. Nous pataugeons dans la poussière volcanique alors que la pente devient de plus en plus raide. De ce fait, chaque fois que l’on gagne 30 cm dans la foulée, on reperd aussitôt 10 à 15 cm en glissant…parfois nous effectuons des pas parfaitement inutiles…Les crampons sont exclus bien sûr, et pourtant…

J’halète.

Un groupe d’alpinistes chevronné composé de deux allemandes et d’un guide se détache de nous. Ceux-là font une promenade de santé, leur victoire s’effectuera sans aucun problème…

Je commence à maudire mon manque d’entraînement physique, et je sens la fatigue. Bien sûr, il y a peine trois mois, j’étais vissé sur un billard sur lequel le chirurgien m’opérait des cervicales…anesthésie générale, immobilisation d’un mois, la douleur, une prise de poids et le manque d’exercice…Mais si l’excuse est bonne je ne peux m’empêcher de m’en vouloir.

Daniel est un jeune homme, il marche avec entrain, ce sportif habituel va récolter aujourd’hui les fruits de sa persévérance. Jean lui, va plus doucement, est aussi fatigué, mais il a la rage de vaincre, et sa motivation le fait avancer pas à pas vers le sommet.

Moi, je me décourage, me reprends sous les encouragements de jean qui m’attend, me rassure, laisse partir Daniel devant, et m’attend dans mes reprises de souffle de plus en plus fréquentes.

Le guide va trop vite, trop vite…

Soudain, nous voyons sur le flanc droit du Tungurahua une colonne d’anglais qui monte régulièrement, à pas très lents, rythmés par une cadence hachée, lente, mais terriblement efficace….la plupart de ces grimpeurs ont atteint la soixantaine, mais ils iront tous au sommet.

Le guide de tête avance le pied droit…pose son piolet….avance le pied gauche…pose son piolet, et ainsi de suite…toutes les dix minutes, une minute de pause, et ils repartent, tels une chenille inexorable.

Je n’en puis plus…non seulement je m’épuise et vais échouer, mais je retarde Jean et risque de le faire rater son sommet. Si pour moi un sommet ne revêt pas d’importance, pour lui et Daniel, cela est le point fort de notre voyage. J’aime l’altitude pour accéder à un autre monde, à la rencontre d’autres gens. L’exemple le plus évident est le passage d’un col, nécessaire au changement de vallée. Lorsque j’avais franchi Thorung Pass au Népal, l’an passé, j’avais eu droit ensuite de redescendre les nouveaux paysages, et visages de la vallée de la Kali Gandaki…Un sommet ne donne en récompense qu’un plaisir solitaire, et une photo de beauté extraordinaire certes, mais il faut ensuite redescendre. Si je comprends absolument la joie que peuvent éprouver mes compagnons à cela, il n’empêche que je ne prendrai aucun risque pour goûter à celle-ci.

Mon coeur cogne depuis 10 minutes de façon terrible, mais je continue.

Quelques mètres de plus, et je le sens « manquer » des coups, j’ai le vertige, j’éprouve une immense angoisse, et je revois l’image de mon petit garçon, Olivier, qui m’attend au chaud à la maison.

Non, il faut s’arrêter, je ne suis pas en conditions cette année, cela n’est plus raisonnable, et je veux rentrer chez moi…si j’ai un pépin ici, l’enjeu n’en vaut pas la peine dans mon échelle de valeurs. J’avais connu à « Thorung pass » l’ivresse de la victoire, je vais connaître à présent le goût amer de la défaite.

–  » Jean, continue, moi j’arrête, je n’en peux plus… »

Jean a compris, il n’insiste pas, lui-même en a un sacré coup sur le moral.

– « Je redescends avec toi, tu ne peux pas rester seul… »

– « Non Jean, je redescendrai avec l’un des guides, tentes ta chance toi aussi! »

Après avoir vérifié que tout se passe bien, Jean reprend sa marche qui ressemble maintenant à une montée du calvaire…Le guide se tient à quelques mètres de moi…je suis assis dans la cendre, nous somme à 4700m, à peine à 100m de dénivelée de la langue de glace qui démarre la montée sur la neige…Si celle-ci doit être obligatoirement effectuée en crampons, elle est plus aisée du fait que la neige est ferme et qu’on ne subit pas les redescentes systématiques à chaque pas, comme dans la cendre.

Le jour se lève timidement, pâle et tremblant, au-dessus d’une mer de nuages diaphanes. Au-dessus de ceux-ci émergent, éclatants sous le soleil rasant, les cônes flamboyants du Chimborazo à ma gauche, du Cotopaxi en face. Le silence est total.

Je hausse la tête en cherchant vainement là-bas, vers l’ouest, vers l’Himalaya et Thorung…si loin, mais pourtant au-dessus de cette frontière horizontale de la barre des 5000. Je pleure doucement ma petite vanité insatisfaite, mon renoncement à l’ascension que les autres réussissent en ce moment. Je m’en veux terriblement, car si j’ai beau me donner les excuses que j’ai énoncé précédemment, je sais bien que je suis le fautif principal. Les dieux de l’Himalaya ne m’auront pas vu passer, je suis au-dessous de la côte 5000, là où l’air est si pur, si léger, et ou l’on ressent leur présence magnanime…Je me hais, je suis empli de dégoût et d’abattement. Je tourne encore la tête vers l’Himalaya, si lointain, mais qui émerge lui aussi au-dessus de cette frontière virtuelle des 5000m. Amrit, mon ami népalais, que deviens tu? Où marches tu à cette heure? M’entends tu?

-« Vamos! »

Le guide a ce petit sourire condescendant que l’on accorde toujours au vaincu…

Nous attaquons la descente, mais maintenant que le jour est levé, je m’aperçois que la pente est très raide, plongeante, et que le vertige me saisit violemment. Nous progressons vers une coulée de cendre, à notre gauche, et descendons en « ramasse », le piolet fiché dans la cendre, en glissant sur les fesses.

Au cours d’un arrêt, je me retourne vers le sommet, au-dessus de ma tête, et j’aperçois les petits points noirs qui représentent mes camarades en cours d’ascension, ils sont déjà parvenus à la neige et cheminent vers le sommet. A ma droite enfin, l’Amazonie s’étale au-dessous des volcans, gigantesque poumon vert dont j’aperçois seulement une  frontière.

Le soleil me réchauffe à nouveau, alors que les premières pousses vertes me ramènent à la végétation, à la Vie. Je me hais, je me fuis, j’insulte ce paquet de viande qui n’a pas réussi à me hisser jusqu’à la demeure des dieux, cette zone au-dessus des 5000m d’où l’on peut contempler le monde, et soi-même…

Les premières bouffées de brume remontent les pentes du Volcan, et d’ici quelques minutes, je sais que mes compagnons seront plongés dans le brouillard pour la descente.

J’arrive enfin au refuge où je bois un litre de thé brûlant. Ma solitude est extrême, et j’éprouve l’envie de continuer la descente jusqu’à Banôs, et de prendre aussitôt un bus pour aller m’engloutir au fond de la forêt amazonienne, que j’ai aperçu ce matin, en bas…

Après quelques longues heures, les allemands redescendent, suivis d’un couple d’espagnols. Mais toujours pas de Daniel et Jean. Le brouillard est à présent très intense et je commence à me faire du souci pour mes compagnons.

Je les verrai enfin  me rejoindre, recuits par le soleil de la montagne, Daniel souriant, Jean épuisé. Daniel a vaincu le sommet ultime, Jean est parvenu au cratère et a du s’arrêter.

Je les écoute me raconter la longue marche dans la neige immaculée, haletants, mais éblouis par le spectacle grandiose qui s’offrait au-dessous d’eux, je les écoute me raconter leur souffrance et leur combat contre eux-mêmes, je les regarde enfin se taire, les yeux au loin, laissant défiler dans leur cerveau le film de ces instants privilégiés qui motivent à chaque fois le bouclage de leur sac pour un autre décollage… J’aime mes compagnons et éprouve pour eux un profond respect, dans leurs différences. Ils n’ont ni la plume ni la verve pour l’exprimer, mais ils ont en eux infiniment de poésie et de sensibilité pudiquement estompée. Ce sont des amoureux de la Planète, des petits matins blêmes, de gobelets de café partagés, d’évocations lointaines avec des amis de rencontre, au coeur du Voyage qui dure pour eux depuis plus de vingt ans… Ils sont si riches…

La descente est pénible, car très rapide, en raison du rendez-vous fixé avec la camionnette du…laitier à 16 heures. Jean est exténué. Depuis Tungurahua il n’a cessé de descendre, et ses ligaments croisés en ont pris un coup. Nous retrouvons la chaleur, la végétation sèche des yuccas et eucalyptus, la vie du village en contrebas. Après une dernière secouée dans le bac du pick-up, nous nous écroulons enfin dans la chambre, à Banôs, ivres de fatigue, brûlés par le soleil.

26/10/94…la ballade vers Puyo…

Nous nous levons à 7 heures pour nous diriger aussitôt vers le loueur de bicyclettes de Banôs. Celui-ci essaie tant bien que mal de nous dégotter trois vélos roulants, et cela n’est pas chose facile. Pneus en mauvais état, freins inexistants, pédaliers faussés, réglages de selle hilarants, bref, tout pour décourager n’importe quel candidat à la descente vers Puyo…

Mais nous sommes coriaces. La ballade consiste ( en théorie) à descendre en VTT de 1500 m de dénivelée sur une distance de 80 km, jusqu’à la porte de l’Amazonie, Puyo. On nous a dit que le site était grandiose. Nous sommes pourtant bien éprouvés par le Tungurahua, et le repos de cette nuit n’était pas suffisant pour nous remettre sur pieds aussi tôt.

Nous enfourchons nos terreurs vers 9heures, accompagnés d’Andréas, un jeune allemand avec qui nous avons sympathisé au refuge du Tungurahua. Celui-ci a réussi l’ascension, (lui…) et il sera notre compagnon du jour. Le début de la descente est conforme à nos désirs, mis à part les freins qui demandent l’assistance de nos semelles sur le bitume. Nous passons un tunnel routier non éclairé, et lorsqu’on songe à la conduite des voitures équatoriennes, nous avons encore froid dans le dos à nous remémorer ces traversées dans l’obscurité.

Pourtant le paysage est sublime, nous descendons le long d’un ruisseau qui cascade parfois sur de gigantesques et fracassantes gerbes, dans une végétation de plus en plus verdoyante. Pourtant nous commençons à déchanter. En effet, chaque fois qu’un véhicule nous double, celui-ci soulève des nuages de poussière qui nous font  tousser. La route est défoncée sur la majeure partie du parcours et de plus il n’a pas plus depuis un bon mois, ce qui n’arrange pas nos affaires. La chaleur s’ajoutant à cela, nous commençons à souffrir réellement de cet inconfort, au point que nous songeons à rentrer. Nous nous arrêtons pourtant pour manger une banane que nous offre Andréas, et boire un peu d’eau à l’ombre. Nous arrivons près d’un charmant petit hameau qui surplombe le ruisseau en contrebas. Nous déjeunons sous le soleil de plomb, et repartons sans enthousiasme. Andréas nous abandonne quelques minutes plus tard, il a crevé un pneu de son vélo. Nous arrivons doucement à une altitude moyenne où la végétation nous annonce l’Amazonie, si proche, en contrebas. Au-dessus d’elle, un nuage immense de noirceur apporte la pluie, et nous décidons d’en rester là. Nous nous attablons dans une cabane de planche, sirotons un coca avant de héler un bus qui remonte vers Banôs, sur le toit duquel nous rangerons les vélos.

Nous remonterons ainsi vers l’hôtel, afin de boucler nos sacs pour le départ, le lendemain, vers une autre contrée magique: l’Oriente, l’Amazonie équatorienne.

27/10/94…l’Oriente.

Nous nous levons tôt pour prendre le bus pour Puyo. Après avoir dégusté un chocolat chaud dans le salon de l’hôtel « El Castillo », où nous avons passé ces quelques jours, nous nous dirigeons vers le terminal terrestre afin de prendre le bus pour Puyo, porte de l’Oriente. La descente est rapide et nous retrouvons les différents méandre de la route que nous avions effectué à bicyclette, la veille. La chaleur augmente au fur et à mesure que nous perdons de l’altitude. Sur le bord de la route, défilent les visages affairés , métissés et tannés des indiens aux traits amérindiens. Les maisons sont toutes en planches mal rabotées, qui ont rôti au soleil, et sont ainsi brunies.

Le bus soulève des nuages de poussière à l’arrière, et nous dévalons les pentes… à 40 km/h. Une indienne quechua, malade, passe son temps à vomir derrière Daniel, puis, les yeux vitreux, se tient debout au-dessus de sa tête prête à tout. Celui-ci ne sait plus où se mettre, ce qui nous met, Jean et moi-même, dans un état proche de la convulsion tellement nous rions. (Il nous faut peu de chose, j’en conviens.) Au bout de quatre heures, nous arrivons au check-point de la zone militaire. En effet, depuis les revendications de l’Equateur sur la zone amazonienne sur le Pérou, ou plutôt l’inverse, la région est investie de militaires, et il faut montrer patte blanche. (Quelques mois plus tard, un nouveau conflit armé surviendra entre les deux pays, dans cette région.) Nous donnons nos passeports, mais je n’ose photographier les miradors et autres amabilités kaki qui nous accueillent, sous un soleil de plomb, dans le poussière. Nous reprenons la route en cahotant, la gorge sèche, pour parvenir enfin à Tena, qui nous ouvre le monde de la Forêt, si proche à présent.

Nous traversons une partie de la ville à pied, en quête d’un taxi pour Puerto Misahuali, lieu de notre destination. Mais il faut discuter les prix, et le bus ne passe toujours pas…En fait nous nous faisons « balader » par les autochtones qui semblent s’amuser de nous voir  paumés sur le trottoir.

Au bout d’une heure nous parvenons à négocier un pick-up Toyota dans lequel nous chargeons nos sacs et nos carcasses. C’est sur un chemin de pierres tressautant que je craindrai le pire pour mes vertèbres cervicales tout justes ressoudées…Mais l’appareil photo, lui, ne résistera pas aux trépidations et le fourreau du téléobjectif de mon « IS 3000 » prendra du jeu et se bloquera parfois, dorénavant. La jungle devient épaisse, nous traversons des petits villages de paillotes, l’humidité se fait de plus en plus lourde. Un instant, une intense puanteur monte du bas côté, durant quelques dizaines de mètres: une vache crevée qui se décompose. En effet, une escadrille de vautours contourne l’endroit de la charogne, en sinistres volutes.

Nous avons passé une journée de transport éprouvante, et c’est avec soulagement que nous arrivons sur le perron de « l’auberge espagnole » qui va abriter notre sommeil. Elle se trouve à l’entrée de Misahuali, et  sa réputation a l’air parfaitement justifiée. L’hôtesse qui nous accueille nous fera rêver quelques jours: on dirait vraiment une brésilienne.

Charme latin, yeux dévoreurs et gourmands, buste altier et fesses généreuses, une taille serrée donnant le mouvement à l’ensemble d’un corps voluptueux, est-ce la chaleur amazonienne qui nous donne la sueur au front? Nous héritons d’une chambre magnifique, rafraîchie par un énorme ventilateur qui sèche notre transpiration.

Salle d’eau, W-C, draps propres, nous sommes comme des coqs en pâte. Après trois ou quatre douches au terme desquelles nous comprendrons qu’on ne peut jamais se rafraîchir en Amazonie, nous descendons découvrir le fleuve, qui accompagne le soleil dans un coucher splendide. Le village est calme, le flot coule lascivement entre les berges mangées de verdure exubérante, les pirogues se balancent au gré des petites vaguelettes. La vie semble si lente. Les piroguiers discutent avec le chauffeur du bus local qui lave son véhicule sur les bords du Rio Napo. Je vais bien, je suis enfin loin de tout… à nouveau sur une autre planète, la Planète verte. Assis sur la rive, je regarde couler l’eau qui ira se jeter directement chez le dieu Amazone, dans quelques jours… Des vautours se baladent autour de moi, l’air curieux, ils me regardent un peu interloqués… Le ciel rougeoie, puis s’enflamme une dernière fois…la nuit envahit doucement Puerto Misahuali. J’aperçois un peu plus loin Daniel, assis comme moi, et Jean, fumant sa pipe…Je sais qu’ils savourent aussi ces moments de solitude, et notre voyage se passera toujours dans le respect tacite de ceux-ci.

Notre retour à l’hôtel nous permet de déguster la cuisine qui est à la hauteur de la chambre: succulente. S’il est vrai que qu’elle est toujours à base de « Pollo », celui-ci est cuisiné d’une main de maître, le sourire et le bustier de la « serveuse-hôtesse » ne gâchent rien. D’énormes papillons de nuit envahissent la pièce attirés par les néons. On entend la forêt chanter de milles crissements d’insectes. Nous sommes ailleurs.

Dans la soirée, la voiture du patron sera « cassée » lors d’une tentative de cambriolage. Dans son 4X4 Toyota , une sacoche vide avait attiré la convoitise… Nous nous écroulerons sur nos lits, collants de sueur, heureux.

28/10/94…premières sorties dans la forêt.

Nous ne profitons pas longtemps de la relative fraîcheur matinale, car dès 7 heures la chaleur moite remouille nos chemises. Nous avons subi dans la nuit un orage équatorial d’une violence inconnue de nous jusqu’à ce jour. Des trombes d’eau se sont déversées sur le petit hameau dans la nuit, et nous avons peine à imaginer cela ce matin, tellement le climat s’est calmé subitement. Ici les variations de temps sont rapides et imprévisibles. La proximité des Andes doit justifier cela, je pense. Nous dégustons un petit déjeuner et partons à l’arrêt de bus sur la petite place de Misahuali. Nous voulons nous rendre à 5 km de là pour prendre un chemin qui mènera à une cascade réputée. Au bout d’une heure d’attente à rêvasser sous un arbre, à observer les gamins jouant autour de nous sur la place, le bus remplit doucement sa cargaison de fruits, de légumes, de matériaux divers, et… d’hommes et de femmes qui s’entassent d’abord à l’intérieur, puis sur le toit.

Il est temps pour nous d’escalader la galerie pour nous agripper à la roue de secours, dans les cahots de la route. Cette place a l’avantage de nous garantir une ventilation salvatrice.

Arrivés au début du chemin de la cascade, nous négligeons de prendre à notre service un petit guide local qui se propose de nous emmener. Bien mal nous en prendra, car au lieu d’une demi-heure annoncée pour cheminer jusqu’à elle, nous nous apercevrons après deux heures de recherche stérile que nous sommes égarés. Soudain, alors que nous pataugeons avec nos bottes dans le cloaque humide et chaud, Jean, qui me précède me prévient:

-« Ne bouge plus! »

Je stoppe aussitôt pour voir filer entre mes pieds un serpent noir et visqueux, qui file rapidement vers les fougères. Je reprends mon souffle en remerciant Jean. En fait, j’apprendrai plus tard en relatant la forme du serpent à un autochtone que celui-ci était inoffensif. Mais comment le savoir quand on se promène seul en forêt vierge? D’énormes papillons bleus virevoltent autour de nous avec une grâce merveilleuse. Ils font la réputation de la cascade où ils sont particulièrement nombreux.

Nous avons essayé plusieurs chemins, et aucun ne mène à la cascade. Je suis lassé au point de renoncer, mais mes camarades  insistent, car on entend effectivement au loin le bruissement de la chute d’eau. Je suis exténué par ces pérégrinations infructueuses et décide de rentrer. Je les laisse s’enfoncer dans une nouvelle trouée de forêt, et redescends en direction de la route, dans un terrain spongieux à souhait. Je croise un paysan qui remonte avec son âne avec grande difficulté. Il le presse du plat de sa machette. Je meurs de soif. Arrivé sur le bord de la route, je cours vers la buvette où je déguste un Coca-Cola…brûlant. J’attends le bus, en faisant les cent pas dans la fournaise. Je ne cesse de couler, ma chemise et mon bermuda me collent, je nage dans mes bottes en caoutchouc. Le bus suivant me ramène à Puerto Misahuali, où une succession de douches me fait oublier la chaleur de la forêt. Allongé sur le lit sous les pales du ventilateur poussé au maximum, j’attends mes compagnons en rêvassant. Mes dollars trempés sèchent sur les draps du lit, ventilés en permanence par un air saturé d’humidité. Quel pays étrange! Nous sommes ici loin de tout, et pourtant je me sentirai toujours frustré de ne pas avoir pénétré plus loin l’Amazonie. Nous l’effleurerons durant ces quelques jours, sans nous en imprégner. Elle garde aujourd’hui en moi un terrible arrière-goût de « revenez-y…. » Amazonie humide et chaude qui nous replonge dans le doux cocon originel, avec cette vie qui jaillit de tous les interstices, accompagnée de mort…

Puerto Misahuali, qui me rappelle les chansons de Lavilliers, et son bout du voyage… Le soir, je chemine le long des berges du Rio Napo, dont le niveau est redescendu depuis les pluies diluviennes de la nuit, accompagné des vautours qui trouvent en ces terres suffisamment de charognes pour se rassasier. Les pirogues rentrent au port avant la tombée de la nuit, l’odeur des grillades me rappelle à mon estomac, qui préférera la table de l’hôtel espagnol, où la pulpeuse serveuse nous laissera une fois de plus rêveurs, et le ventre plein.

29/10/94…La Forêt d’Emeraude.

Nous préparons nos sacs pour le voyage sur le Rio Napo. Il s’agit de protéger les appareils photo d’une éventuelle chute dans l’eau, et de l’humidité ambiante.

Nous devons descendre assez souvent de la pirogue pour la pousser, allégée de notre poids, car la faiblesse du tirant d’eau dans les rapides nous fait racler le fond. Ici, nous sommes au début de la forêt amazonienne, dans une partie encore assez haute, à 600 m d’altitude. Il faut savoir que le cours d’eau mettra 6000 kms à perdre ses 600 m de dénivelée, ce qui explique la faiblesse du courant de l’Amazone, et ses sorties fréquente du lit originel.

Sur les bords du Rio, les orpailleurs batent le sable aurifère dans des sortes de petites machines de bois, qui peuvent rappeler les trieuses de grain de nos grands-pères.

Nous nous arrêtons près de l’un d’eux, qui travaille entouré de ses enfants. Ils ont l’air pauvres, et le rythme de la bate semble être bien fastidieux. Pourtant, lorsque nous nous penchons au-dessus de celle-ci pour observer le résultat, nous apercevons au fond de cette sorte de gamelle en bois circulaire, la précieuse poussière magique, qui a fait tant rêver, se parer, se battre, souffrir.

Ici, la vision que je garde de l’or est celle de la misère. Je n’ai jamais aimé ce métal.

Daniel a commencé à isoler les gamins pour quelques clichés. Nous souffrons tout trois, avec Jean, de la même maladie: nous ne pouvons nous empêcher de collectionner les sourires des gamins de ce morceau d’Amérique du sud, comme au Népal, que nous emporterons avec nous, au retour, dans nos boîtiers, dans nos racks de diapositives, dans nos rêves, à chaque plongée dans le sommeil.

Le patron de l’auberge espagnole, de Misahuali, qui est aussi le propriétaire de la pirogue, est en discussion avec un éventuel vendeur d’une embarcation. Nous le laissons négocier, sous les yeux de trois « bourrachos » hilares et braillards. Il est à peine 10 heures du matin, et ils se sont mis dans un état difficile, compte tenu de la chaleur moîte que nous subissons ici. Spectacle désolant, démoralisant. Combien ont été humiliés les indiens dans cette partie du monde… L’église catholique les a chassés, exterminés, liquidés en trois siècles. Elle a ensuite converti les survivants en réglementant leur vie sociale et culturelle en dépit du bon sens le plus élémentaire. En interdisant la contraception notamment, elle a favorisé la création de mégalopoles surpeuplées comme à Mexico, qui rejette ensuite son surplus de gamins dans les rues, sales, exclus dès leur entrée dans la vie, misérables… Depuis ma rencontre au Népal avec les bouddhistes lamaïstes et leur sourire tranquille, je me sens de plus en plus loin de la famille religieuse dont j’ai hérité dans ma culture. Pourtant, que le message de cet homme de Judée était pur, beau et essentiel… Mais comme dans les autres religions, les hommes d’église ont détourné le Message, pour en faire un fond de commerce peu ragoûtant. A l’heure où j’écris ces quelques lignes, je viens d’apprendre à la radio que Jean Paul II est à Prague pour canoniser un prêtre jésuite qui a toutefois fait exécuter des centaines d’hommes pour défendre….la foi catholique. Il renégocie aussi avec l’état tchèque la restitution des biens de l’Eglise qui avaient été confisqué par les communistes. l’Eglise ne s’occupe plus que du temporel… Si au moins c’était le même temporel que l’abbé Pierre, celui qui soulage les hommes…. Mais je délire ici , perdu au milieu du « Grand Vert », sur les bords d’un Rio en quête de mes croyances, en proie à mes désillusions… Est-ce aussi à cela que sert le Voyage?  A apprendre qu’on en sait de moins en moins, au fur et à mesure de cette marche continue au pays des hommes et du Créateur…

Le bipède germanique et bovin « s’extirpe » de notre guide et nous annonce la reprise de notre périple. A l’avant, le petit fanion flotte au vent, et tranche de sa couleur vive sur la verdure de la forêt qui défile, immuable, au fil de l’eau du Rio Napo.

Au bout de quelques heures de navigation, nous accostons sur une petite plage. Nous marcherons alors à travers des caféiers, et un village indien qui vit de céramiques. La chaleur est étouffante.

Notre guide nous présente les premiers hôtes de la forêt avec qui nous devrons nous familiariser. Termitières énormes suspendues aux arbres, fourmis gigantesques. Nous longeons un bras du Rio Napo, et nous entendons les cris de gamins qui s’ébattent dans la rivière. Je m’approche à travers le feuillage et aperçois les enfants qui s’ébattent dans l’eau opaque, et qui se laissent glisser le long des lianes qui tombent. J’ai trop chaud… Je me dirige vers eux, me déshabille et me jette à l’eau. Elle est chaude, un vrai bouillon de culture. En quelques brasses, je rejoins le petit groupe qui me mêle au jeu en m’éclaboussant. Ensemble, nous pratiquons un des plus vieux jeux du monde, s’éclabousser en s’ébrouant dans l’eau…

Je remonte vers la berge, et aperçois enfin la grande soeur, qui veillait sur les petits frères. Elle doit avoir 16 ans à peine, et ses yeux sont très beaux. Daniel y est d’ailleurs très sensible, car c’est lui qui demande le premier un portrait.

Elle ne se fait pas prier et offre son sourire à nos objectifs avides et gourmands. De quoi vivent les gens d’ici? où sont leurs maisons? Nous reprenons notre marche sans réponse.

Nous arrivons enfin, après deux heures de marche entrecoupées de haltes éducatives, devant un hôtel situé en bord de Rio, hôtel Jaguar. Il surplombe le fleuve dans une clairière en terrasse verdoyante. Des perroquets nous accueillent en criant:

« – Agua! Agua! »

Nous posons nos sacs, et laissons le guide négocier les chambres, dont nous prenons possession quelques minutes plus tard.

Notre home est recouvert par des plaques de tôle ondulée, sur lesquelles la pluie équatoriale tambourinera fort lors des orages nocturnes qui ne manqueront pas de se succéder. Nous possédons une cabinet de toilette avec douche, indispensable luxe à cet endroit. Mes compagnons commencent à subir les attaques de quelques moustiques qui ont réussi à franchir la moustiquaire qui filtre l’air de la pièce, sur une ouverture en hauteur. Jean est déjà en train de rêver en écoutant Enya chanter dans les écouteurs de son Walkman. Cette chanteuse irlandaise nous transporte tous les soirs dans des volutes de son éthérés. Avec Vangelis et « Zap Mama », elle sera la compagne privilégiée de nos rêveries.

                        Après trois douches consécutives, je parviens à retrouver une sudation normale. Nous nous dirigeons prendre un repas dans le séjour, avec Eduardo, le maître des lieux. A la fin du repas, celui-ci sort sa bouteille d’aguardiente, et commence à remplir les verres en sortant sa guitare. Le fleuve coule doucement. La nuit tombe. Soudain, au crépuscule, un silence de mort s’installe durant une dizaine de minutes. Plus un son. Puis, après ce court laps de temps, un vacarme gigantesque emplit la forêt et nos oreilles. Crapauds buffles, singes, haras et insectes entonnent une symphonie cacophonique en ut mineur,  qui m’emplit d’une sorte d’angoisse. Perdus au coeur de la forêt, nos ressentons enfin la futilité de notre protection, dans cette bâtisse humaine plantée au coeur d’un monde animal et végétal, qui nous fait une démonstration de force.

Que de monde habite ici, pour faire un tel tintamarre! Je reste fasciné, les yeux rivés sur les derniers reflets du fleuve, à m’emplir de cette force sauvage qui m’entoure. Daniel est bien, heureux. Daniel aime l’Amazonie. Daniel aime la chaleur moite, la verdure délirante, la lascivité des femmes d’ici, comme cette fille sur les bords du Rio qui surveillait ses frères. Daniel boit l’aguardiente que lui tend Eduardo. Celui-ci chante avec une voix chaude des chansons romantiques, et sa voix vibre à couvrir les cris de la Forêt, îlot d’humanité dans un univers sans pitié.

Les gosiers se délient, l’alcool nous chauffe et nous fait rêver, en écoutant Eduardo. Je lui reprends sa guitare, pour donner le change avec une chanson en français. Je m’aperçois aux premiers accords que je plaque que sa guitare est injouable. Enfin pour moi. Pourtant Eduardo en tire, lui, des sons mélodieux. Eduardo est un poète. Je comprends peu à peu qu’il a laissé une femme et un enfant, là-bas, à Quito. Mais pour quelle raison obscure a t-il choisi de vivre ici, perdu comme gardien d’un hôtel fréquenté par quelques rares touristes? Est-ce l’aguardiente qui le rend si romantique, ce soir, accroché aux cordes de l’instrument qui sublime son chant?

Daniel et Jean ont les yeux mouillés, je ne vaux pas mieux. Dehors, la forêt pousse des milliers de cris stridents qui nous rappellent combien nous sommes à sa merci, si petits et loin de tout.

C’est presque en titubant que nous rejoindrons nos  chambres, en écoutant la pluie marteler la tôle ondulée, pendant l’orage réglementaire.

30/10/94…Toujours la forêt…

Nous partons à 8h30 du matin pour une promenade en forêt primaire. Le réveil avait été mouvementé, par la découverte d’un scorpion dans la chambre de nos voisins. Celui-ci, petit et noir, était d’une espèce mortelle. Attention à bien vérifier l’intérieur de ses bottes avant de les enfiler…

Daniel et Jean sont rouges de piqûres de moustiques. Pour ma part, hormis une araignée qui a pénétré mon lit en laissant de curieuses piqûres boursouflées, je n’ai pas eu à subir les moustiques. Pourtant, pas de crème, pas de moustiquaires. J’aurai la chance durant tout mon séjour d’être épargné par ces insectes indésirables, surtout ici.

Nous marchons dans la forêt primaire, dégouttants d’eau, de transpiration. Chaque pas est un risque pour l’homme, et sans guide, nous ne vaudrions pas cher… José nous montre les plantes vénéneuses, ainsi que les petits habitants tueurs de la Selva, tout en poursuivant par les remèdes et antidotes qui poussent à côté même de la source de mort. Quelle puissance que celle de la forêt! Quelle connaissance nécessaire pour vivre ici…

José marche en écartant les branchages à petits coups de machette.

Soudain il stoppe en nous indiquant une petite branche jaune, en, travers du sentier… Un serpent parfaitement immobile, d’apparence très frêle, inoffensif… José a l’air craintif, il l’écarte d’un rapide coup de bâton. Celui-ci tue instantanément sa victime…ce qui nous donne froid dans le dos.

Nous reprenons notre chemin, entre les termitières gigantesques et les lianes suspendues au toit de verdure qui nous plonge parfois dans une obscurité dense et humide. Nous franchissons ruisseaux et terres boueuses exténués de sueur et de chaleur, avant de retourner en fin de matinée à notre base, près du fleuve. Ce dernier ouvre une trouée rassurante de lumière dans le ciel.

L’après-midi est cafardeuse. En effet, notre guide est accaparé par les assauts féminins mais cependant porcins de son accompagnatrice, et nous sommes, mes camarades et moi, coincés par la forêt que nous méconnaissons… Nos conversations nous apprenait à rêver de prochains voyages, de raconter ceux qui ont eu lieu… Nous revenons inévitablement à l’Asie, au Népal qui nous fait tant rêver…

Nous sommes frustrés d’Amazonie, coincés à sa lisière… Nous aurions du louer une pirogue pour remonter le fleuve durant plusieurs semaines, comme l’avait fait ce belge rencontré à Puerto Misahuali… Les heures passent et la nuit approche à nouveau, comme tous les jours en équateur, vers 17h30. Nous poursuivons après le repas notre conversation à trois, qui nous fait à nouveau visiter l’Inde, l’Afrique.

Daniel et Jean… sur les bords du rio Napo.

Jamais je ne me lasserai d’écouter mes deux amis, comme ce soir, sous cette paillote au bord du Rio Napo.

La nuit règne sur la Forêt. Demain sera un autre jour.

31/10/94…Rio Napo

Nous reprenons enfin la pirogue vers Puerto Misahuali, que nous rejoindrons lentement. Nous nous arrêtons pour rendre visite aux orpailleurs qui batent le sable de la rivière, ou qui le tamisent entourés de leurs enfants. Je prends quelques portraits de ceux-ci, malgré une lumière grise qui ne met en valeur aucune peau…

Nous nous arrêtons aussi sur une petite île où des suisses ont construit un refuge pour les animaux blessés de la forêt. Cela constitue un petit musée qui nous permet de voir des singes, tapirs et autres boa constrictor évoluer devant nous. La pluie équatoriale est de la fête, et ce spectacle on ne peut plus touristique finit par me donner des démangeaisons: je veux rentrer à Misahuali et filer à nouveau vers la montagne.

Notre pirogue nous arrête vers midi pour nous restaurer dans un petit village près du fleuve. Il pleut, un jeune garçon reste agrippé à la fenêtre en nous observant. Je ne peux m’empêcher de saisir son regard sur la pellicule, il hante encore mes souvenirs.

Il pleut. Il pleut mais il fait chaud et lourd, de cette moiteur quasi permanente d’Amazonie qui fait pourrir tout ce qui est organique. A côté de moi, adossée au mur de la cabane où nous restaurons, une jeune mère donne le sein à son bébé. Là non plus, je ne résiste pas, et je vole ce cliché. J’aime par dessus tout photographier ces seins tendus vers une bouche goulue. Cette image empruntée dans les conditions difficiles des villages d’altitude en Himalaya ou ici, en Amazonie, est la fleur de douceur et de tendresse au milieu d’univers difficiles, masculins et rudes.

Nous repartons ensuite pour nous diriger vers une petite réserve où les propriétaires élèvent des caïmans. Arrêt de rigueur, et quête de ces quadrupèdes à travers les marigots, véritables petits bouillons de culture surchauffés.

L’oeil du caïman…

Après quelques minutes, nous dénichons enfin quelques paires d’yeux qui émergent au dessus du cloaque. Photos, remontée dans la pirogue et retour de plus en plus entrecoupé de pied-à-terre, dus aux manques d’eau dans les rapides.

Nous sommes contents de rentrer à Misahuali, car nous ressentons de plus en plus comme une frustration cette visite guidée qui correspond trop à un programme type, réservé à tous les touristes.

Vraiment, cette région méritera un jour peut-être une autre approche, de plusieurs semaines au moins.

Pour ce qui concerne notre soirée, nous nous offrirons un succulent « Pollo con arroz » au restaurant de l’auberge espagnole, sous les attentions de notre charmante hôtesse. Nous boirons tour à tour un whisky, une bouteille de vin chilien, (fabuleux), et la petite bouteille de St Emilion que nous avions « emprunté » à « American Airlines » et qui avait déjà supporté tout ce voyage… L’ivresse nous gagne, et nous pensons désormais à demain, qui nous mènera à nouveau vers l’altitude et la fraîcheur: Ottavalo. Nous laisserons ici notre frustration d’Amazonie, les orages diluviens, la verdure humide des arbres gigantesques, le sourire de l’hôtesse de l’auberge espagnole.

01/11/94…Ottavalo

Nous prenons un bus cahotant qui nous amène à Tena. De là, à 10h30, un autre bus nous amènera à Quito que nous quitterons à 16h30 pour rejoindre Ottavalo. Une journée complète dans la chaleur, la poussière, les cahots sur les routes défoncées. Le radiocassette des bus hurle des musiques de variété insipides, et nous sommes loin des flûtes andines que nous espérions avant notre départ. La nuit tombe lors de notre troisième étape, celle de Quito à Ottavalo que nous atteignons à 11 heures du soir, fourbus. Auparavant, dans le bus, un homme était entré avec un sac douteux sur les épaules, qui suintait un curieux jus noir qui gouttait sur le sol, et parfois sur les affaires des voyageurs. Ce jus exhalait une odeur pestilentielle d’une telle puissance que nous fûmes vite convaincus que l’homme transportait une vieille charogne en décomposition. Ce sentiment horrible était conforté par le fait que le lendemain, 2 novembre, était le jour de la fête des morts. Que transportait réellement cet homme à Ottavalo?

Entrer dans ottavalo de nuit, c’est remercier le guide « Lonely planet », qui , bien qu’écrit en anglais, nous renseigna précisément sur  l’emplacement des hôtels, à l’inverse du « guide du routard » sur lequel ne figure aucun plan. Et un plan, la nuit, en Amérique du sud où toutes les rues sont rectangulaires, c’est indispensable.

Nous trouvons un hôtel sommaire, mais ce soir nous ne serons pas difficiles, la journée était rude.

02/11/94…La fête des morts à Ottavalo.

Réveil 8 heures. Nous allons d’abord déjeuner place des ponchos, au coeur d’Ottavalo. Les premiers commerçants arrivent et commencent à déballer. Le temps est gris. Mais l’animation principale, aujourd’hui, ne sera pas le marché d’Ottavalo, pourtant célèbre dans le monde entier. La fête des morts revêt ici des aspects très particuliers. Je quitte vite mes camarades pour me diriger vers le cimetière, de l’autre côté de la panaméricaine, qui traverse le village. Une foule bigarrée et dense marche dans la même direction, entre les marchands de fleurs, de brioches, de glaces aux couleurs fluorescentes. Les femmes Ottavalo ont revêtu leurs plus beaux atours; robes noires sur un chemisier de soie blanche, brodé, les bracelets dorés autour des poignets et du cou, une longue natte sous la coiffe bleue. Elles ont la peau brune, les yeux bridés, et ne manquent pas d’allure. Les hommes, eux, sont tout de blanc vêtus, pantalon et chemise. Ils sont recouverts par un poncho bleu très simple, et surtout la longue natte tressée qui flatte leur dos.

Je parviens enfin au cimetière par l’entrée du carré des blancs et des métis. Nous sommes ici en Espagne, et ici règne une certaine « tenue », à la mode européenne. Les sépultures sont rangées en étage, dans des caveaux murés par une dalle de béton, sur lesquelles sont posées les photos des disparus. Si la foule est dense, un certain recueillement et un certain ordre règnent.

Cela n’est pas du tout le cas lorsque je franchis la porte du cimetière indien. Ici, on vient casser la croûte sur les tombes des morts, grillades et glaces s’échangent entre les rires: c’est la fête.

Prudemment, je m’esquive avec mes objectifs photo vers le fossé qui borde le cimetière, car je sais que les indiens Ottavalo sont réputés pour leurs libations qui tournent souvent mal en fin de matinée. Ma présence ne doit pas provoquer, et dans ce fossé, je resterai à l’écart.

A l’écart…pas tout à fait…car ce fossé est utilisé par tous (et par toutes) comme latrines et autres feuillées…

C’est donc au milieu de toutes sortes d’excréments (et des rires des indiens) que je « couvrirai » la fête des morts ce matin. J’aperçois au dessus de moi un autre petit malin qui a pris les mêmes dispositions: il s’agit de Daniel, qui a flairé lui aussi le bon coup. Le spectacle est hallucinant, et la foule extrêmement dense: les indiens viennent de tous les villages alentour. Je reste deux bonnes heures à me régaler de ce spectacle, et à impressionner cinq pellicules de ce spectacle, avant de retourner dans le centre de la ville, rassasié de couleurs et de gaieté, en ce jour des morts…

Je retrouverai Jean qui flâne entre les étalages du marché. Je lui explique qu’il a raté quelque chose d’important, mais il était resté au lit un peu tard, et reste dubitatif… Nous visitons le marché, avant de nous restaurer dans un petit resto en bordure de la place de ponchos, où nous retrouverons Daniel, gai comme un pinson après son « marché aux photos. »

            L’après-midi, nous négocions un taxi pour nous rendre à la cascade de Peguche, vantée par quelques guides. Nous marchons sous les eucalyptus verts et bleus qui entourent la cascade qui se transforme ensuite en rivière qui circule dans les champs, au plaisir des lavandières…et de nos yeux.

Nous rentrons à Ottavalo en marchant sur la voie ferrée, et dégustons un succulent yogourt aux fruits.

Nous assisterons, le soir à un spectacle musical, avec enfin des musiciens locaux. La flûte de roseaux nous envoûte comme il se doit. L’un des musiciens est indien, tandis que les deux autres semblent être frères, et blancs. 

Nous trouverons également, en rentrant à l’hôtel, une échoppe qui nous vendra une bouteille de whisky, précieux breuvage sans lequel aucun voyage ne trouverait sa pleine signification…

03/11/94…Farniente à Ottavalo

Ce sera la journée « toutous », uniquement touristiques. Lâchez trois quarantenaires dans un marché avec quelques « sucre », la monnaie locale, et ils vous ramèneront des ponchos chatoyants, des couvertures ottavalo, des balsas sculptés, et mille autres petits articles dont l’artisanat équatorien regorge, avec qualité et tarifs hors concurrence.

Les vendeurs de légumes ont également place sur le marché, mais c’est bien évidement les marchands de tapis ottavalo et les ponchos qui sont à l’honneur. J’en profite pour acquérir un magnifique chapeau ottavalo noir, avec sa parure, ainsi que quelques panamas… L’après-midi, nous nous rendons à la lagune de San Pablo (sans aucun intérêt) avant de flâner à nouveau dans les rues d’Ottavalo.

04/11/94…Autour d’Ottavalo

Au petit matin, nous nous levons tôt, de façon à nous rendre au rendez-vous que l’agence « Zulay tour » nous a fixé, à 8h 30. Nous devons partir avec quatre autres français qui partagerons notre bus. Nous pensions une fois de plus que nous voyagerions entre nous, mais ce sont des choses qu’il faudrait systématiquement négocier avec l’agence, car eux cherchent toujours à rentabiliser l’opération par le nombre. Nous faisons contre mauvaise fortune bon coeur, et attendons patiemment nos compatriotes qui semblent avoir eu une petite panne de réveil. Vers neuf heures, nous nous apprêtons à partir sans eux, quand soudain nous les voyons sortir du café contigu à l’agence…ils étaient simplement en train de prendre leur petit déjeuner… La journée commençait plutôt mal, et les deux premières heures se passèrent avec des regards en chiens de faïence.

Pourtant leur visage me disait bien quelque chose…mais où?

En fait, au cours de la conversation qui s’ensuivit dans le fourgon TOYOTA qui nous transportait vers les villages indiens qui entourent Ottavalo, j’appris que je voyageais avec ce groupe de garçons qui m’avaient fait rêver lors d’une émission de « Canal + », sur l’extrême… En ce qui les concernait, c’était leur aventure en Mongolie durant plusieurs mois qui avait retenu l’attention de la chaîne câblée, et mon admiration envieuse. Ces quatre gars avaient quitté leur banlieue parisienne pour la Pologne où ils avaient pu acheter le billet du « Transsibérien « pour 600 fr. au lieu de 6000 fr. à Paris.

Leur périple les avait ensuite mené à Irkoutsk, ou faute de visa, ils avaient été contraints de soudoyer à force de vodka un officier russe qui avait délivré les tampons magiques sur le passeport.

Puis des mois de chevauchée suivirent à travers toute la Mongolie avant de rejoindre Pékin en traversant la chine du nord. Arnaud Angonin, Emmanuel Davoux, Sylvain Vanwanbecke avaient à leur retour intégré dans leur équipe Florent Jourdain, qui visitait l’Equateur avec eux. Ils voyagent avec nous à présent, et doucement une amitié nait dans les cahots de la route que nous partageons. Je souris en songeant que lors de la diffusion de ce sujet sur « Canal+ », j’avais envisagé de les joindre au téléphone pour demander quelques renseignements sur la Mongolie, qui m’intéressait. Bien m’en a pris de ne pas l’avoir fait, il suffisait de venir ici en Equateur pour obtenir une conversation plus directe avec eux…

Au fur et à mesure de notre relation, mes compagnons et moi-même les appellerons « les mongols ». Quant à eux, ils nous abreuveront de « Papy » irrespectueux, fruits de leur esprit insolent de jeunes conquérants, qui nous a tant fait rire durant nos raids communs. Eux apprécieront l’expérience de mes compagnons quarantenaires, et le fait que nous continuions à « router » sac au dos, comme avant. Nous admirerons en eux une motivation profonde et généreuse, qui donne un sens à leur jeunesse. Humour constant, parfois « saignant », mais jamais d’écart méchant.

Le Toyota s’arrête dans les villages indiens, et José, notre guide, nous explique le travail des Ottavalo, et les différences de statut social qui caractérisent les différentes catégories de cette communauté.

Il y a les Ottavalo pauvres, que nous rencontrons aujourd’hui, ceux qui cardent la laine, la tissent, la lavent. Ici des gamins de huit ans à peine courbent l’échine dans des pièces froides et humides sur un métier à tisser qui usent prématurément leurs corps et volent leur enfance…

Les regards que je vole à l’aide de mon objectif me glaceront le sang à la vision projetée, plus tard en France…C’est le dilemme du photographe, qui parfois ne réalise l’instant qu’il saisit une fois rentré chez lui, après le développement de la pellicule.

Il y a enfin les Ottavalo riches, ceux qui passent chercher le travail de nos hôtes et le revendent place des ponchos, au marché d’Ottavalo, où une douzaine de familles se partage la centaine d’emplacements qui alimentent les touristes, et les grossistes venus du monde entier… Ceux-là roulent en 4X4 rutilants, qui colorent les rues d’Ottavalo en affichant un luxe ostentatoire et satisfait.

 Ici dans la campagne laborieuse, les maisons sont pauvres et souvent faites de simples parpaings de boue séchée. L’hygiène est plus qu’élémentaire.

Midi. Nos compagnons et nous prenons d’assaut un petit restaurant où nous sacrifions au rituel du Pollo con papas.

Notre guide, Florent, Sylvain, Manu, Arnaud, (les Mongols) Daniel et Jean.

L’après-midi nous repartons visiter les petites fabriques familiales , ainsi qu’un artisan qui accorde ses flûtes avec un petit tour à meuler. Je ne peux m’empêcher d’être mal à l’aise lorsque je croise le regard de ces enfants d’à peine 8 ou 10 ans qui tissent la laine dans des pièces sombres et humides. Que ce soit au Népal ou ici, en Equateur, le regard des enfants qui travaillent trop tôt est toujours le même. Nos appareils photo crépitent, mais nous achetons peu… Nous ne jouons certes pas le jeu de notre guide, José, qui a le bon goût de ne pas insister. Lorsqu’en fin d’après midi nous retrouvons le Toyota pour rentrer à Ottavalo, c’est avec de nouveaux compagnons de voyage que nous le ferons.

Le soir, nous sortirons boire un verre et écouter les musiciens, avant de nous écrouler dans nos chambres.

05/11/94…Le marché d’Ottavalo

Dès le petit matin, je pars déguster un café « con lecche » sur la place des ponchos, où les indiens commencent à déballer la marchandise.

Le marché d’Ottavalo est très ancien, il « fonctionnait » déjà avant la conquête espagnole, puis a adopté sa forme définitive en 1868. Ici, tout l’artisanat des indiens de la région est représenté, et trouve l’essentiel de ses débouchés. Des commerçants viennent ici du monde entier négocier un artisanat de qualité à des prix réellement délirants. Le poncho qui sera revendu 650 fr. à la Rochelle coûte ici 40 fr. Un Panama vendu 1200 fr. à Paris s’achète ici pour 70 fr., et j’en passe…

Sur les rues adjacentes s’étalent les boutiques d’exportation, ou les marchands de containers pour l’Europe, les USA. Mais les touristes qui viennent s’approvisionner ici en souvenirs le samedi constituent également une clientèle appréciée. Je dois avouer qu’ici je me laisserai tenter sans résister, et que mon porte monnaie subira cette journée avec de sérieux dommages. Mes compagnons et moi, qui sommes partis séparément, nous croisons parfois près d’un étal, et nous échangeons nos tarifs pour savoir enfin quel est le vrai prix d’un article. Les « Mongols » sont de la partie, et font des emplettes pour les expositions qu’ils veulent organiser à Paris.

Je fais notamment l’acquisition de peintures naïves sur des peaux de porc tendues. Le soir nous nous restaurons au « Sonrisa » avec les Mongols, et nos conversations tournent autour du Cotopaxi, dont les 5985 m nous font rêver. En effet, nous supposons, à entendre  nos jeunes compagnons, que l’ascension doit être moins difficile que le Tungurahua, et plus majestueuse. Le problème sera pour nous le climat, qui commence à se dégrader.

06/11/94…La lagune de Mochamba.

 Le petit déjeuner englouti, nous rejoignons les « mongols » au café, afin de nous mettre en quête d’un pick-up pour monter vers la lagune de Mochamba. Nous négocions avec le chauffeur un aller retour espacé de sept heures, laps de temps qui nous permettra de grimper jusqu’à la lagune.

Le 4X4 cahote sur les pavés de la route qui serpente à travers les yuccas et cactus, qui ornent le bas-côté.

Le temps est perturbé et plus nous montons, plus il fait froid. Arrivés au premier lac, le chauffeur nous laisse sur le rivage, et nous entreprenons la montée. La première « bavante » est assez raide, et je suis très essoufflé. Pourtant, j’aurais assez d’air pour enregistrer sur mon petit Dictaphone quelques phrases musicales qui me viennent en tête et que je pourrais enregistrer dans mon petit studio, pour le spectacle. Ce petit appareil est très pratique; léger, il me sert aussi de carnet de bord, et je peux y noter au fur et à mesure mes impressions immédiates, pendant l’action.

Nous subissons une bourrasque de grêle alors que mon altimètre se bloque: nous sommes à présent à plus de 4000 mètres. Les nuages se bousculent autour de nous, la végétation se raréfie. Enfin, parvenus à la côte 4200-4300, nous surplombons les trois lagunes, sous un couvercle de nuages noirs qui domine les plaies ensoleillées qui nous entourent, là-bas, tout en dessous de nous. Le spectacle vaut la peine, et une fois de plus la Nature inscrit dans nos cerveaux des images qui nous suivront jusqu’au bout de nos vies. Nous redescendons doucement en contemplant les divers aspects du paysage qui change à tous moments, au grès de la lumière que filtrent les masses nuageuses, en déplacements permanents et rapides. Nous rejoignons la rive du premier lac, dont nous faisons le tour. 

A la fin, nous sommes à nouveau trempés par un très violent orage qui nous pousse vers une cabane abandonnée, afin d’attendre le retour du pick-up. Celui-ci nous récupère à 16heures, et serrés comme des sardines sous les trombes d’eau, les ponchos étalés comme faire se peut au-dessus de nos têtes, nous dévalons le chemin caillouteux.

A mi-chemin, nous croisons une femme qui descend à pied avec ses gamins, trempés comme des soupes par l’orage qui redouble de violence. Vincent, l’un des mongols, tape sur le toit du pick-up en demandant au chauffeur de s’arrêter afin de charger les indiens avec nous dans la benne. Mais celui-ci, d’un geste éloquent de son bras, signifie que cela est hors de question. Aussitôt Vincent et ses compagnons , saisis d’une sainte colère, martèlent la cabine comme des bêtes en hurlant au chauffeur de stopper, où il ne sera jamais payé. Celui-ci pile enfin, et fait marche arrière pour récupérer les marcheurs. Ceux-ci trouvent difficilement une place entre nous qui sommes déjà bien serrés, mais une fois cela fait, nous élevons au-dessus d’eux nos ponchos pour les protéger un peu des bourrasques de pluie glacée.

Le soir nous sortirons avec les mongols, et nous rendrons à la « Sonrisa », un petit restaurant qui se trouve (heureusement pour la suite) très proche de l’hôtel « Indio », où nous résidons.

Le tenancier est un allemand d’une quarantaine d’années, sympa, et, (comme c’est bizarre), blond aux yeux bleus.

Notre restaurateur allemand avec son employé devant le comptoir de la nouvelle vie.

Celui-ci avait une affaire à Hambourg, qui s’est terminée par une mise en faillite. Le bonhomme a pris le large, avec un maigre pécule, pour refaire sa vie en Equateur. Cela semble lui réussir, et il envisage de faire construire un hôtel, à la lagune de Mochamba, où nous devons nous rendre demain. Nous mangeons au milieu des rires et des gauloiseries de nos compatriotes, avant d’attaquer les interminables récits de voyage qui s’étoffent au fil des verres de « Cuba libre » que nous descendons avec détermination.

Cet alcool sera le piège de la soirée. Un peu de Coca-Cola mélangé avec du rhum local donnent ce breuvage dont je n’ai jamais su si le nom  faisait référence à Fidel Castro ou aux américains…

Le « cuba libre » a la détestable particularité de se boire très facilement et de ne laisser rien apparaître de son ébriété tant que…l’on reste assis.

Daniel a un large sourire. Arnaud devient extrêmement volubile. Jean, lui, semble l’écouter… Mais lorsque je fixe mon attention sur son regard, je m’aperçois qu’il ne suit même plus les lèvres d’Arnaud, et qu’il ne rit plus tout à fait au bon moment …

Ca sent la déroute, et la très respectable délégation française sombre dans les affres de l’éthylisme aggravé.

Daniel tente une (heureuse ) sortie, et , bien que titubant, il parvient à regagner la rue où il zigzague jusqu’à la chambre. Il parviendra à se déshabiller avant de se mettre sous les draps. Lorsque le patron sort sa bouteille de rhum supplémentaire, je sens que l’irréparable est près de se commettre, et je parviens à me hisser, dans un équilibre précaire, au sommet de mes deux membres inférieurs. C’est avec une volonté sans faille, et quelques collisions avec des façades qui n’avaient certainement pas leur place sur les bords de la rue, que je parviendrai à sauver l’honneur en me couchant dans mon lit, déshabillé. J’aurai eu le temps de jeter un dernier regard sur les yeux de Jean qui aura le regard stoïque de celui qui boira la coupe jusqu’à lie, comme s’il ne pouvait plus faire machine arrière.

Quant aux « Mongols », ma charité légendaire taira leur état, leurs parents pourraient lire ces lignes…alors…

07/11/94 Adieu Ottavalo, a Quito, à Quito…

Lorsque mon oeil droit s’entrouvre, il fait déjà jour. Un ronflement tenace vient de ma gauche: je suis rassuré, Jean est bien rentré cette nuit. Il repose les deux jambes écartées, tout habillé mais braguette ouverte (sans suites) sur son lit. Les ronflements tonitruants me rassurent: Jean est bien vivant.

Daniel, lui, fidèle à ses habitudes, est en train de s’habiller pour sortir vite de ce qui commence à devenir un bouge. Tout en aidant mon oeil gauche à s’ouvrir lui aussi, je me remémore la soirée d’hier, tout en étant bien obligé de reconnaître que je ne me souviens plus très bien de quelle façon je me suis couché. Mais visiblement, j’y suis arrivé seul, et ce de façon assez digne.

Nous nous rendons, Daniel et moi-même, au bar pour prendre quelque chose de chaud, de consistant. Après quelques minutes, Jean nous rejoindra enfin, très évasif sur son retour, et visiblement empressé d’oublier très vite les agapes de la veille.

Nous rangeons nos affaires dans nos sacs afin de préparer notre départ pour Quito. Aujourd’hui, nous laisserons les Andes du Nord pour rejoindre Quito et chercher les différentes agences qui pourront nous proposer des guides pour tenter le Cotopaxi. Mes compagnons en rêvent, et moi j’ai une revanche à prendre. Le petit déjeuner rapidement englouti, nous nous rendons au terminal terrestre d’Ottavalo où nous chargeons nos sacs alourdis d’artisanat local sur la galerie des bus. Une fois que notre véhicule a atteint son quota de remplissage, (c’est à dire trois fois la contenance normale pour laquelle il a été construit), notre chauffeur fait rugir le Diesel pour attaquer la montée qui nous ramène dans la cordillère, afin de rejoindre la panaméricaine. Je suis gâté: à côté de moi, sur le siège mitoyen se tient une jeune indienne Ottavalo, avec son corsage immaculé et brodé, son châle et sa coiffe bleu-marine, et ce regard fier et distant qui les caractérise tant.

Le bus cahote dans les ornières, et le paysage devient de plus en plus désolé; la déforestation sauvage due aux incendies des paysans a ici joué pleinement son rôle: les sols ont glissé au bas des montagnes, ne laissant plus que des pentes ravinées et stériles. La poussière vole et nous refermons les fenêtres. Après une heure de route, nous rencontrons un barrage d’une trentaine d’hommes. La route est coupée. Il s’agit d’agriculteurs en colère contre la nouvelle réforme agraire. Nous prenons une déviation de façon inopinée.

Le chauffeur lui-même ne connaît pas l’état de la route. Effectivement, nous progressons dans la cordillère dévastée par les glissements de terrain, conséquences logiques de cette déforestation absurde qui la prive de ses attaches. La petite route serpente, accrochée tant que faire se peut au flanc de la paroi terreuse d’où s’envolent des volutes de poussière sèche et épaisse.

Soudain, le chauffeur pile au détour d’un virage: un nouveau glissement de terrain a emporté une partie de la « route » au fond du ravin, qui est vertigineux. Le conducteur n’a plus le choix: retourner en arrière est impossible car la route est trop étroite et sinueuse, et surplombe un précipice.

Il avance donc, terriblement lent…

Je me suis habitué, depuis mon voyage au Népal, à confier mon destin aux chauffeurs de bus qui connaissent leurs machines, et j’ai appris que la notion de danger était tout à fait relative, en fonction du lieu et des circonstances. Mais je connais les chiffres que les informations de nos pays nous livrent parfois: l’Inde et l’Equateur se partagent le privilège du 100% de victimes dans leurs accidents de bus. De plus un silence de mort a envahi la cabine, et ma voisine pâlit. Je sens que cet instant est complètement inhabituel, et moi-même devient inquiet. En jetant un regard à ma voisine, j’entrevois le précipice sous nos roues, qui progressent lentement sur le sol friable et sablonneux…Nous penchons dangereusement à droite, et tous les indiens du car se signent, graves et tendus. J’ai l’impression que ma voisine s’est rapprochée de moi, il faut dire qu’elle se tient sur le côté qui surplombe l’abîme…Un rugissement du diesel, une embardée à gauche…nous sommes sortis du trou! C’est une formidable clameur qui salue le chauffeur, ma voisine se détache de moi ( à mon grand regret), et je m’aperçois alors que ma chemise est trempée… Je crois que ce jour là, nous sommes passés près. Dans quinze jours, j’apprendrai en France qu’un autocar s’est écrasé deux jours plus tard sur cette route, tuant 53 personnes…

Lorsque nous passerons sur le versant de la montagne contiguë, nous verrons l’effondrement que nous avons traversé avec terreur, et soulagement.

Nous nous apaiserons doucement durant la suite de la route, car une végétation de cactus en fleurs émerveillera nos sens, corolles de pureté rouge dans un univers de poussière et de mort. Enfin, saturés de musique hurlante et de poussière collé par la sueur de notre peur passée, nous entrons dans Quito, et prenons une chambre à l’Interamericano ». L’hôtel n’est pas une merveille, surtout les tenanciers qui font tout pour nous refiler la plus mauvaise chambre. Il nous faut systématiquement en visiter quelques unes en signifiant notre désapprobation pour obtenir quelque chose qui correspond au prix demandé… Nous sommes dans le vieux Quito, les bas quartiers, à l’opposé du Quito moderne qui érige ses buildings insolents au-dessus du quartier d’affaires, sur l’avenue Amazonias.

Mes compagnons partagent leur chambre, je serai quant à moi seul dans la mienne.

Il est quinze heures, nous sommes fourbus du voyage et des émotions endurées. Après une douche bienfaitrice, nous descendons dans « l’avenida de mayo », près du terminal terrestre. Il fait une chaleur étouffante et moite, l’orage est prêt d’éclater, les marchands de glaces et autres friteries commencent à vérifier l’étanchéité de leurs petits barnums. Tout le long de l’avenue, près du terminal, les restaurants se suivent, affichant Coca-Cola et l’éternel « Pollo con papas. »

Nous investissons l’un d’eux lorsque l’orage commence subitement à tonner et à déverser des trombes d’eau, avec une violence inouïe. Les plats sont largement servis. L’entrée nous laisse un peu pantois tout de même: nous avions commandé un bouillon de poule, et nous recevons de l’eau chaude avec une tête entière de poule qui baigne dans le jus…

Nous nous rattrapons sur le riz et la viande. Entre les coups de tonnerre qui déchirent l’air, j’entends des claquements de dents, juste derrière moi, sous l’entrée du restaurant. En me retournant, je vois un pauvre diable qui grelotte et tremble, misérable, pendant que nous bâfrons en lui tournant le dos. Il doit subir une bonne crise de paludisme pour grelotter comme ça en pleine chaleur d’orage. Mes compagnons et moi préparons une assiette de nos restes, Daniel n’ayant pratiquement pas mangé. Au moment où notre protégé s’approche pour prendre cette dernière, le patron intervient énergiquement pour remettre le type dehors, sous la pluie battante, dans le style « pas de ça chez nous ». Je suis aussitôt saisi d’une colère extrêmement violente, du fait que celle-ci est contenue depuis les quatre semaines que je passe ici, en Equateur. Ces gens  qui passent leur vie en processions pour la Vierge, à prier entassés dans des églises recouvertes d’or alors que les indiens crèvent de faim, ne sont pas fichus d’accorder la plus élémentaire charité enseignée dans les évangiles, et une fois de plus, je vois portée à son paroxysme  ici en Equateur, la maladie qui pointe de façon endémique depuis quelques années chez nous en Occident…

En une fraction de seconde, je me suis jeté entre le mendiant et le patron.

– « Il reste ici »

J’ai parlé en Français. Mais la colère que j’ai dans les yeux et dans la voix, ainsi que la détermination de mes 92 kilos sont efficaces: le patron nous fait signe d’entrer.

Nous asseyons l’homme à une table, le servons, commandons un Coca-Cola. C’est alors qu’au bout de quelques minutes, quand les serveuses desservent les autres tables, elles apportent de nouveaux restes pour notre indien…

Je suis satisfait, je crois qu’ici le message est passé, et que la leçon durera. Nous sommes en tant que touristes, une source de revenus. Et si les touristes refusent ce genre d’attitude, le patron modifiera le cap, dans l’intérêt de ses compatriotes moins chanceux. Nous le laisserons repartir rassasié, ne grelottant plus, et pourvu d’un beau billet de 5000 « sucre » glissé dans la poche.

Aujourd’hui, nous trouvons Quito un peu plus joli.

-« Taxi! »

Nous roulons vers l’avenue « Amazonias, » les Champs Elysées locaux. En fait nous allons visiter les agences d’alpinisme pour tacher de nous renseigner sur les possibilités d’ascension du Cotopaxi. Au gré de nos conversations avec les guides, nous comprenons doucement que la partie est rendue difficile par  les conditions météo. En fait, une série de perturbations « bouche » le sommet et ça ne vaut pas la peine d’entreprendre un tel effort pour ne rien voir au sommet.

Nous flânons. Les banques ici sont rutilantes, le marbre est roi. Nous dégustons un « Pollo con papas » sur l’avenue. La serveuse est jolie, menue. Mais je m’aperçois que comme beaucoup d’autres, que ses jambes sont arquées, ce qui nuit légèrement à son esthétique. Cela m’interpelle un peu car j’ai remarqué ce phénomène à plusieurs reprises en Equateur. Manque de calcium lors de la prime enfance?

Nous retrouvons les mongols à l’hôtel Interamericano. Ils ont donné quelques conférences à l’université de Quito, ce qui leur permet d’avoir quelques entrées dans le pays. Nous repartons ensemble pour un restaurant mexicain déguster un « Chili con carne », avant de nous retourner dans nos chambres.

8/11/94 à Quito…

Le matin, nous partons visiter la vierge qui domine tout Quito. De la colline, nous avons une vue superbe sur toute la ville et les différentes collines qui la constituent.

Morne après-midi! Les mongols sont partis à Latacunga, au sud, et nous continuons à parcourir les agences en espérant encore quelque événement permettant l’ascension du Cotopaxi. Nous en profitons pour dévaliser les boutiques de souvenirs et autres objets artisanaux. Ici , nous vivons en citadins comme si nous étions à Paris, et cela me pèse. Ruelles cossues où les nantis ont érigé des maison de styles complètement délirant. Un peut y voir un immeuble victorien côtoyer une villa rose bonbon du style le plus kitsch que l’on puisse imaginer. Les Toyota et autres Mitsubishi 4X4 les plus rutilants dévalent les avenues, et nous arrivons parfois à oublier dans quel pays nous sommes.

Demain, nous partirons pour Latacunga.

09/11/94 Latacunga.

Le bus traverse la banlieue sud, pauvre et grouillante de vies emmêlées dans les petits commerces. Nous mettrons une bonne heure et demie pour rouler enfin sur une panaméricaine dégagée, entre les deux rangées de volcans qui enserrent la vallée. La route, ici aussi, est défoncée par endroit, mais quelques bandes de bitume fraîchement refaites permettent au chauffeur de rouler quelques minutes à 80 km/h. La végétation ici est très classique pour un occidental. Nous sommes à 2500m, en Equateur, altitude tempérée.

Vers midi, nous arrivons à Latacunga, où nous retrouvons les Mongols à l’hôtel Estambul. Nous héritons d’une chambre de très bon confort, avec douche et W-C, cour intérieure, un petit salon en plein air est à l’étage et nous permet de recevoir nos jeunes amis. Ceux-ci vont partager nos sorties pour ces derniers jours de voyage, puis ils partiront pour entreprendre l’ascension du Sanguay, un volcan toujours en éruption. Nous passons une soirée de touristes, en visitant notre nouveau lieu, ses bars… Les murs sont recouverts de graffitis hostiles au Pérou…et aux péruviens.

Le climat semble assez tendu avec ces derniers, et peu de temps après notre retour en France, les deux pays entreront en guerre. Pour le reste, Latacunga semble être une bourgade bourgeoise et tranquille. J’arpente ses rues accompagné de Daniel, infatigable promeneur dont les yeux sont avides de tout voir. Ce qui est permanent ici aussi, c’est cette manie qu’ont les Equatoriens de hérisser leurs murs de clôture avec des tessons de bouteille brisées incrustés dans le ciment.

De même, les vitrines de magasins ou de banques sont ornées d’une herse métallique avec des clous dressés en l’air pour dissuader les passants de se reposer en s’asseyant sur les bordures et devantures. Le moindre gamin qui jouerait dans la rue en patins a roulettes s’arracherait la tête en tombant… La vie ici est empreinte de violence contenue dans ces petits détails de tous les jours qui en disent long sur le prix de la vie quand on n’est pas dans le rang. Terre catholique…dévouée à la Vierge, où l’on construit des églises d’un prix exorbitant, mais où l’on refuse du pain au passant qui crève devant sa porte, et où l’on piège sa propriété de façon meurtrière et féroce…

Dieu, que je me sens proche des peuples himalayens, où le premier dieu vénéré est son voisin, son prochain…  Ce qui me glace souvent en Equateur, c’est de voir les défauts de nos sociétés repues et bien pensantes exacerbés avec violence et cynisme… Au-dessous du volcan… Mais quand pétera-t-il?

Nous redescendons avec Daniel les ruelles de Latacunga en philosophant un peu sur cet aspect de la religiosité… C’est drôle, avec lui l’an passé, nous avions eu une très longue conversation métaphysique en redescendant les 5416 m du col de Thorung Pass, au Népal. Et nous voilà poursuivant cette discussion aux antipodes, mais toujours hors de chez nous. Ami Daniel, quand nous repartirons ensemble bientôt pour la traversée du Zanskar, entre Kashmir et Ladakh, à plus de 4000 m , de quoi parlerons nos âmes? Nous serons nous élevés entre-temps?

Nous mangerons avec les Mongols avant de sombrer sous nos  » Walkman « , entre Enya et Vangelis.

10/11/94 Sasquissili.

Nous nous réveillerons un peu plus tard puis traverserons la place du marché pour rejoindre le terminal terrestre. Un bus nous emmène pour notre premier marché à bestiaux.

Arrivés à Sasquissili, je me déplie doucement pour rejoindre le marché. Le matin est froid, brumeux, et mes compagnons et moi-même nous séparons aussitôt, comme à l’accoutumée, afin de reprendre notre liberté de mouvement pour effectuer les prises de vue.

En haut du marché, des bovins sont achetés et abattus sur place. J’aperçois même un véritable buffle à bosse, comme en Inde.

Il y a aussi un quartier pour les lamas, des cochons hurlent, tirés par une corde. Dommage que la lumière soit absente, un dôme de nuages recouvre Sasquissili.

Je prends quelques vues. Un attroupement se forme en cortège un peu plus loin: il s’agit d’une vierge que l’on promène le long du marché. Les exposants jettent sur la statue des billets de banque qu’empochent consciencieusement les deux porteurs…J’essaie un cliché mais le premier des deux m’a vu et tente en permanence de se soustraire à l’objectif. Il me faudra ruser pour obtenir la photo.

Après deux heures à tourner en rond, je remonte doucement la rue principale où je croise un défilé de jeunes qui marchent au pas cadencé, rythmés par les tambours. Cela est fréquent ici, et je ne peux m’empêcher de frissonner en songeant combien la marge est étroite entre la démocratie et les vieux démons de dictature militaire, en Amérique latine. Prestige de l’uniforme, bienveillance de l’Eglise qui a cautionné tous les putsch de colonels en évoquant la parole du Christ. Heureusement, quelques prêtres ont ici sauvé l’honneur…mais si vite remis dans le rang par leur hiérarchie caparaçonnée dans les velours mauves.

Terminal…le bus attend…je monte, car je dois retourner à Quito en après-midi pour rechercher le sac de pellicules que je pense avoir oublié à l’hôtel. Au retour, un jeune homme se tient debout dans le bus et harangue les passagers d’un discours philosophico-politico-anarcho-utopiste qui ronfle comme une leçon trop bien apprise. Pourtant il se donne tellement de mal pour convaincre les dormeurs que lorsqu’il s’arrête à ma hauteur en quêtant pour la « juste cause », je ne peux m’empêcher de lui abandonner quelques « sucre ».

C’est donc une après-midi complète de bus sur la panaméricaine qui permettra de calmer mon angoisse d’avoir égaré les photos d’un mois de voyage. Elles étaient sagement rangées dans mon sac, resté à l’hôtel Interamericano.

Nous passerons la soirée avec les mongols.

11/11/94 La lagune du Quilotoa.

Nous sommes réveillés vers deux heures par des coups de feu. Je me précipite sur la terrasse afin de savoir ce qui se passe. Dans mon cerveau embrumé par le sommeil repassent les images de Tintin et les révolutions du Général Alcazar… On entend distinctement les crépitements d’armes à répétition.

Des roulements de tambour et la clameur des trompettes qui reprennent en choeur me rassurent: il s’agit d’une marche aux flambeaux tout à fait pacifique et…tonitruante. Je me recouche enfin avant d’être réveillé à nouveau à 5 heures: un groupe de touristes allemands part en excursion. Ils hurlent littéralement dans les couloirs de l’hôtel, on a réellement l’impression qu’ils cherchent à nous provoquer. Je n’ai jamais remarqué un tel sans gêne. Mais l’avenir proche me montrera que nos cousins germains ont une fâcheuse tendance à s’éloigner du bon goût lorsqu’ils ne sont pas chez eux.

Enfin, vers 5h30 nous comprenons que notre nuit aura été courte et que nous devons nous mettre en route pour rejoindre le termina, afin de prendre un bus pour le marché de Sasquissili.

Nous avons le ventre vide, et lorsque nous sortons dans la nuit, en remontant vers la place de Latacunga, nous apercevons un homme couché entre deux 4×4, dormant dans son ivresse, les deux pieds déchaussés par un rôdeur de passage.

Un autre ivrogne a posé culotte et donne libre cours à ses tripes devant deux flics hilares. Les petits matins blêmes sont ici assez pittoresques, et heureusement que nous n’avons pu déjeuner: nous n’avons rien à vomir.

Nous prendrons ce petit déjeuner dans un bistrot, puis monterons dans le bus de 6h. Celui-ci attend de longues minutes, le temps de se remplir au triple de sa contenance. Après quelques dizaine de kilomètres, je ne peux résister à l’idée de laisser ma place à une hollandaise qui se tient debout dans l’allée centrale. Mais lorsque je prends sa place, je m’aperçois que je ne peux allonger mon mètre quatre vingt à la verticale, car le plafond est trop bas. Je serai condamné, à l’inverse de celle que je remplace, à voyager courbé…

                        La mer de nuages baigne le flanc de la montagne que nous traversons, et je tends mon « Olympus » à Vincent qui prend quelques photo. Après trois heures de martyre, je m’expurge du cercueil roulant et me détends devant le bistrot qui tient le carrefour. Bananes grillées, viande de porc ragoûtée avec plus d’os que de viande, coca…Nous négocions avec le propriétaire pour qu’il nous conduise à la lagune. Cela est laborieux, mais nous sommes nombreux. L’homme accepte, et embarque avec lui sa petite famille, à savoir une dizaine d’enfants qui nous dévisagent en rigolant. C’est lui qui doit les garder aujourd’hui, et ils sont donc du voyage. La route est poudreuse et serpente entre les champs de cactus en fleurs. Celles-ci sont magnifiques, taches de sang solitaires entres les épines urticantes. Nous montons. Les gamins s’adonnent à toutes les facéties de rigueur. Le volant du bus doit effectuer deux tours à vide avant de commencer à bouger les roues: la direction ne doit tenir qu’a une dent de crémaillère.

Parfois, nous arrêtons le chauffeur pour qu’il s’arrête, afin de nous laisser prendre quelques photos.

Jean Cardon

Le paysage est envoûtant: ravinements monstrueux, une érosion délirante a sculpté des canyons gigantesques qui déchirent la vallée. Au fur et à mesure de la progression, nous nous arrêtons pour charger des « clients » qui profitent de l’occasion pour voyager « à l’oeil »: les touristes que nous sommes ont affrété le bus, les places libres sont donc gratuites pour les paysans du coin.

Fleurs de cactus

Juste pratique qui nous convient tout à fait, ainsi qu’à nos appareils photo dont nous tirons le meilleur parti

                        Nous arrivons enfin au cratère. Un peu plus haut, à une trentaine de mètres de l’autocar, quelques gamins, quelques indiens quechua qui exposent des tableaux naïfs peints sur de la peau de porc. Je m’approche…

lagune du quilotoa
lagune du quilotoa

Soudain, parvenus à leur hauteur, un trou gigantesque s’ouvre devant nous. La lagune du Quilotoa. Elle est d’une taille prodigieuse, de plusieurs kilomètres de diamètre. L’eau verte est saumâtre, et les bergers aiment y faire boire leurs bêtes qui y trouvent ainsi le sel et l’eau. Quel cratère!

Mes compagnons décident de faire la ballade vers la rive, en contrebas. Il y a 800m de dénivelée… Quant à moi, je préfère rester pour attendre un trou de soleil à travers les nuages pour prendre des photos. En effet, avec un 24 mm, c’est d’en haut que la photo sera bonne, je pourrai contenir toute la lagune dans mon objectif. Mes compagnons se font de plus en plus petits au gré de leur descente, le vent souffle fraîchement. Deux gamins sont assis sur les bords du précipice qui plonge vers la lagune, tout au fond. Je leur demande si je peux les photographier, ce qu’ils acceptent avec grâce. Soudain, un bruit de moteur se rapproche de nous: un bus rempli de touristes rejoint le nôtre, qui attend patiemment la remontée de mes amis. Il s’agit d’un voyage organisé d’allemands bruyants qui s’ébrouent sur le sol, puis se dirigent aussitôt vers le bord de la lagune, avec des commentaires sonores. Ils tournent autour des peintures naïves en demandant les prix. Ma connaissance de la langue de Goethe, du fait de mes origines Germaniques, me permet de comprendre les dialogues qu’échangent entre eux les nouveaux arrivants.

– « 20 000 « sucre »! trop cher…ils exagèrent quand même, on n’est pas aux Etats-Unis! »

–  » Ne t’inquiète pas et fait  comme moi: prends les en photos, tu les auras pour rien!

Et notre génie de la « Fujichrome 400 » part d’un bon rire gras…qui me donne la nausée. Il faut savoir que ce tableau à 20 000 « sucre » revient à 50 francs… et qu’en galerie à Paris on retrouve les mêmes à 1500 fr…

Mais le comble est atteint lorsqu’une des touristes pose son trépied photo, va chercher un des gamins que j’ai photographié auparavant, le tire par le bras pour le positionner face à son objectif, dans le cadrage qu’elle a préparé. Devant les rebuffades du gamin ainsi agrippé, elle sort d’un geste nerveux un billet de 10000 S qu’elle lui met dans la main.

Je ne puis plus me contenir.

– « Non , Madame, pas d’argent pour une photo! Cela est incorrect!

La femme se retourne, interloquée par cette apostrophe inattendue, et de surcroît dans sa langue…puis reprend ses clichés en faisant changer les gamins de place.

– « Madame, ce que vous faites est abject: vous réduisez ces gamins à la mendicité: vous leur donnez pour quelques photos le salaire hebdomadaire de leur père, plus tard ils viendront tendre la main pour une photo…Ne faites pas cela, arrêtez!

J’ai parlé avec violence.

Un homme plus âgé s’approche doucement de moi et me dit que j’ai raison: il a voyagé dans le monde entier, sans jamais donner un centime pour un cliché; il a compris que la photo était avant tout un don, un échange. Envoyer une épreuve à la personne qui a offert son visage, oui, mais pas d’argent.

La goujate range son trépied doucement, il semble que le message a porté, et je me retire doucement en arrière. Pourtant quelques visages hostiles me dévisagent en coin: De quoi se mêle ce français, touriste comme nous? Je passe vraiment pour un trouble-fête.

Mais quelques minutes plus tard, le naturel revient au galop: Un petit commando revient à la charge, distribue les billets à tout va en plaçant et déplaçant les gamins comme de vulgaires paquets de chiffons, mais exotiques, avec leur morve au nez qui fait un peu plus « misère ».

Sylvain avec les gamins du Quilotoa
Sylvain avec les gamins du Quilotoa

J’explose. Je hurle.

Je hurle ma haine de cette destruction barbare qui fait fi de toute dignité humaine. Ma parole s’emporte, dépasse toute retenue. Je crie ma révulsion de ces cars de touristes radins qui pensent s’approprier en toute logique les peuples du Sud grâce à la puissance du « D Mark. » Je leur hurle que maintenant que les américains ont compris et corrigé leurs erreurs pour ce genre d’attitude, les allemands nouveaux riches débarquent en conquérants accorder quelques subsides pour voir se prosterner des hommes dénués de tout, à leur service soumis. Je hurle que j’aie honte d’avoir la moitié de leur sang qui coule dans mes veines, que les leçons de l’histoire n’auront décidément servi à rien et que leur comportement vis à vis de l’Autre, l’étranger, sera toujours le même, qu’ils en soient l’hôte, ou qu’ils soient le leur. Je sais que j’en dis trop, et qu’on ne peut mélanger tous les allemands dans le même sac, comme le vieux de tout-à-l’heure. Mais je suis en colère, très en colère, et je ne me retiens plus. Je demande enfin, en me rapprochant de la première photographe, que si les juifs ne valaient pas une allumette pendant les années quarante, à combien estimaient-ils aujourd’hui le prix d’un indien quechua?

Je les traite de porcs, puis je les somme de déguerpir. Sylvain, l’un des mongols restés en hauteur, assiste à la scène.

Quelques uns des touristes s’approchent de moi, cherchant à m’impressionner, à me faire taire. Je me mets aussitôt en position pour faire le coup de poing, en les menaçant. Je n’ai pas peur d’eux. Je suis tellement en colère que j’ai l’impression que je pourrais les faire tous basculer dans la lagune s’ils s’approchent. J’ai du avoir, à cet instant, la lueur du meurtre dans les yeux. Car aussitôt, les hommes ont reculé, remballé leurs pieds photo, caméras vidéo, en laissant juste les papiers gras de leurs sandwichs souiller désormais la lagune du Quilotoa. Ils ont battu en retraite, réinvesti le bus à air conditionné, et lorsque celui-ci a redémarré en trombe pour fuir ma hargne, je n’ai pu m’empêcher de leur offrir mon plus beau bras d’honneur, le coeur soulagé, mais pas guéri.

C’est alors que le groupe d’Indiens s’approche à son tour, et me reprochent cette altercation: les allemands n’ont rien acheté, je les ai chassés. J’appelle Sylvain: il connaît l’espagnol, il va traduire. Je leur explique que les allemands ne voulaient pas payer ce prix, et que de toutes façon ils stockaient leurs tableaux en les filmant et en les photographiant. Trouvaient ils normal, les indiens Quechua, que leurs gamins touchent la même somme pour quelques sourires, qu’eux pour un tableau qui demande du travail? Savaient-ils que l’on commençait comme cela, puis qu’ensuite on s’envolait pour Bangkok défouler ses bas instincts refoulés en Europe, avec les petits garçons et petites filles, pour quelques roupies? Les quechua espèrent cet avenir pour leurs enfants? Après s’être fait déposséder par les conquêtes des blancs espagnols, doivent-ils accorder aux blancs allemands leur s âmes, leur dignité d’indien, leur fierté? Moi, j’ai une autre idée des Quechuas…

Le discours a porté ses fruits. José s’approche, et a compris. il explique à ses compagnons qui approuvent. Vendre ses tableaux, oui, mais pas ses fesses, pas sa fierté. Pauvres, mais dignes.

Afin d’étayer mon discours, j’achète un tableau à José, qui me le dédicace lentement: « Para Juan Claudio amigo, por descotir en Quilotoa, José Guamangate. » Je suis calmé. La boucle est bouclée, et nous nous quitterons bons amis.

            Avec le recul, il serait pourtant malhonnête d’attribuer ce genre de comportement aux allemands dans leur globalité. Il faut pour commencer citer l’attitude des touristes français que dégueulent les charters de compagnies comme FRAM ou autres agences sur le sol marocain. J’ai pu voir nos compatriotes à l’oeuvre avec la population locale, qui hélas aujourd’hui nous le rend bien. J’ai assisté à des scènes peu glorieuses. Mais je pense que la raison principale est due au manque de motivation des touristes pour la culture et l’identité du peuple visité. On n’achète pas la connaissance d’une nation en allant au Maroc. On y achète du soleil avec piscine et personnel dévoué, le tout pour 2700 fr. la semaine en couple dans un 3 étoiles, avec la sécurité d’un pays soumis à la dictature musclée d’un roi qui a besoin des devises étrangères que lui rapporte le tourisme, étant lui-même propriétaire de plus de 55% des structures hôtelières de ce pays. Mais cette dictature ignoble n’offusque pas nos compatriotes, pourtant si à cheval sur les principes des droits de l’homme dans notre beau pays. Celle du Maroc est confortable, en tout cas pour ce que l’on va y chercher dans ses palaces à coût réduit. Et en plus, on peut jouer au petit chef avec le personnel, en le faisant larbiner…chacun son tour pas vrai?

Les voyages au Maroc sont gagnés dans des jeux télévisés, des magasines à quatre sous pour « la ménagère de moins de 50 ans », qui veut elle aussi aller visiter ce pays où PPDA réside souvent, dans les murs de l’hôtel Mamounia, à Marrakech, invité par le roi…. Est-ce pour cela que TF1 oublie toujours de parler de la répression exercée au Maroc?

Il y a un tourisme de qualité: celui qui joint parfois l’effort à une démarche personnelle. Rencontrer l’autre pour apprendre sa culture et partager la sienne, avec politesse et respect pour sa coutume. Et ces touristes existent: ils sont aussi français, américains, anglais, allemands. Le contenu du coeur n’a rien à voir avec une nationalité. Mais parfois l’abus de richesse de certains pays tourne la tête aux plus médiocres, qui pensent avoir grâce à cela un « droit sur les indigènes. »

Mes compagnons remontent, je suis en Equateur, nous allons redescendre à Latacunga.

C’est après deux heures de bus que nous rejoindrons l’hôtel Estambul. Le soir, en mangeant dans une pizzeria, une violente douleur irradie ma gencive. Pourtant, en m’examinant dans le miroir des toilettes, j’ai beau chercher, je ne vois rien. Je me couche avec une douleur tenace.

12/11/94 Zumbahua, le marché…puis Quito.

Au matin, ma gencive est tuméfiée et douloureuse. Je me rends à nouveau devant la glace et j’aperçois un petit point noir qui affleure de la gencive. Je reviens nanti d’une pince à épiler et d’un cutter. En incisant la gencive à l’aide de ce dernier, je parviens à saisir la pointe d’une écharde métallique de plus d’un centimètre de long, enfoncée dans la gencive! Je comprends à présent mes douleurs, qui cessent de facto.

Nous partons tôt pour Zumbahua. Il faudra sacrifier à nouveau à l’inconfort d’un bus surchargé. Le marché de Zumbahua est un des plus grand d’Equateur. Il fait beau aujourd’hui, et l’assortiment des produits à l’étalage est très varié: lamas, vigognes, viandes et bananes.

Nous évoluons entre les étals qui se regroupent par secteur d’activité. C’est notre dernier jour dans la campagne équatorienne, et nous tentons de nous imprégner une dernière fois des senteurs pittoresques. Après avoir abreuvé nos pellicules d’images chatoyantes, colorées.

Nous reprenons enfin le bus pour Latacunga où nous mangerons pour la dernière fois avec les mongols. Les adieux sont touchants, ils nous regardent partir avec un petit serrement de coeur, ils doivent eux se rendre vers le Sanguay, dont ils vont tenter l’ascension alors qu’il est…en éruption.

Nous chargeons nos sacs sur la galerie du bus, nous repartons pour Quito.

La voisine de Daniel porte un mouton sur ses genoux, qui lui-même transporte une multitude de petits animaux. L’odeur qu’il dégage n’a aucune commune mesure avec le « Chanel n°5 », et Jean et moi-même sommes tordus de rire.

La voisine de Daniel porte un mouton sur ses genoux, qui lui-même transporte une multitude de petits animaux.

Cela déclenche l’hilarité chez les heureux propriétaires de l’ovin, qui nous posent des questions sur la France. Cela les fait rêver, mais ce qu’ils gagnent ne leur permettra jamais un tel voyage… Ils liront donc quelques livres…

A Quito, nous passerons notre dernière soirée à flâner dans les rues du quartier chaud, où des prostituées charnues et largement découvertes nous hèlent au passage. Ces endroits fleurent bon la blennorragie, syphilis et autres sida… Ici comme ailleurs, une capitale ressemble à l’autre, dans ses bas quartiers.

13/11/94 Le retour.

Après un dernier petit déjeuner, nous laissons tous nos surplus au cireur de chaussure qui se tient devant l’hôtel « Interamericano ». Taxi. Traversée des banlieues. Aéroport. Un autre petit cireur de chaussures écope de tous nos « sucre » restants, sans avoir à cirer: nous sommes en chaussures de sport.

11 heures: décollage, nous quittons Quito en survolant ses artères rectangulaires, la lagune de Mochamba…

Vol au dessus du golfe du Mexique, en survolant l’île Grand Caïman, puis Cuba. Atterrissage à Miami, où nous sollicitons un visa US pour prendre l’air.

Peine perdue, lorsqu’on sort de l’enceinte de l’aéroport qui est climatisé, c’est une chaleur étouffante et moite qui nous refoule dans nos quartiers. Nous sommes en Floride… Il pleut pourtant. Nous sommes stupéfaits par l’obésité maladive du personnel, un e personne sur deux est énorme. Tout le monde grignote des cacahuètes, pop corns, entre deux hamburgers. Quand je songe à cette hôtesse de l’air d' »American Airlines » qui nous avait dépossédé de notre bouteille de whisky, au nom de la morale , de l’hygiène et de la santé… Nouveau décollage. Nous sommes crevés, l’avion traverse une forte zone de perturbations qui noue secoue violemment pendant plus de trois heures. Atterrissage. Jean est attendu par le « copain » dont il nous avait vaguement parlé quand il avait évoqué son retour en voiture. Ce copain s’appelle Aurélie, elle a 26 ans et est charmante. Ce sacré cachottier de Jean nous démontre une fois de plus que notre amitié qui partage tant de rêves et de routes, garde sa pudeur sur ce qui touche nos intimités. Nous l’embrassons et les laissons filer tout deux, avalés par l’Escalator qui les soustrait à notre vue.

Nous filons prendre un taxi, avec Daniel, pour nous rendre à la Gare Montparnasse. Je me penche à la fenêtre, et j’aperçois aux feux rouges des hommes jeunes qui tendent la main, un écriteau accroché autour du coup. Cette scène se répétera inlassablement jusqu’à l’aéroport. (1) Des vieilles femmes fouillent dans les poubelles… Sommes nous bien à Paris? Nous  nous apercevons alors combien la vie ici a basculé en quelques mois… Ici aussi il y a une jungle…bien plus dure. Mais ici aussi, je m’aperçois qu’un volcan couve, qui un jour finira par exploser…et une fois de plus les politiques joueront les étonnés. En Equateur, on s’offusquait de quelques bakchichs…En lisant la presse parisienne, nous apprenons l’incarcération d’Alain Carignon pour quelques centaines de millions de francs de corruption. Celle de Maurice Arrecx pour avoir détourné 800 000 000f… pendant que ces hommes quêtent le dimanche dans les rue de Paris pour…manger.

 Et nous, qui  nous moquons des petits bakchichs d’Equateur ou du Maghreb…

                        Le T.G.V. défile vers l’Ile de Ré, ma maison, ma petite famille que j’étreins à nouveau, avec ce délicieux instant des retrouvailles, que ne connaissent que ceux qui partent, et reviennent… Le vent roule inlassablement les vagues sur le sable de mon île, l’hiver se passe. L’Equateur est en guerre contre le Pérou, on meurt dans la verte Amazonie, pour quelques puits de pétrole, qui achèveront de la tuer elle aussi, un jour. Je repense parfois à ce son unique de la Forêt qui sombre dans la nuit, au bord du fleuve qui coule doucement, pour gronder au prochain orage. Aux chansons d’Eduardo. Au Chimborazo, majestueux… à tout ce petit peuple qui vaque au jour le jour, le dos courbé sous la puissance des politiciens véreux, de l’armée, de l’alcool, de l’Eglise… et du Volcan.

Ce volcan, j’apprends jour après jour à le surprendre s’ériger, ici en France, dans les banlieues de l’humiliation, dont subitement, un jour, il pulvérisera le béton. L’Equateur m’a ouvert les yeux sur les perspectives que nous offrons à nous mêmes. Le photographe doit montrer ce que l’on ne voit pas à l’oeil nu.

                        Le Népal m’avait enseigné quelques remèdes à notre mal. Désormais, je n’attendrai plus longtemps pour boucler à nouveau mon sac, remettre mes chaussures de marche, et reprendre l’Avion pour retrouver l’acuité du regard à travers mes objectifs, nettoyer ainsi mes yeux, mon cerveau.

(1) Le Volcan grondera en France un an plus tard, en décembre 1995. Le gouvernement et une partie de l’opinion n’y verront alors (ou ne voudront qu’y voir) qu’une revendication catégorielle de quelques fonctionnaires déjà nantis. Pourtant les symptômes sont identiques : écart monstrueux des richesses entre riches et « RMistes » et autres laissés pour compte, qui ont peu de poids pour se faire entendre. En effet, les SDF n’ont pas la possibilité de voter…

C’est pour cela que le volcan continue de grandir, chez nous, à présent…


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