Michel…

1966. Lycée Jean Moulin à Forbach.

J’étais en 6eme… Sur les radios, les Beatles chantaient Penny Lane, et Dutronc susurrait   » j’aime les filles »…

En 6e, j’étais studieux et appliqué. Ma moyenne était tout à fait bonne. À cette époque-là, l’autorité des maîtres était de mise, 68 n’était pas encore arrivé.

Mon voisin de bureau était frêle, la peau blanche, ses cheveux blonds coupés en brosse, et nos rapports étaient très bons. Je ne me souviens plus de son prénom, mais son nom de famille était « Michel », comme le prénom.

C’était un bon élève. 

À l’époque, ses notes oscillaient entre 14 et 18, ce qui le plaçait quand même dans le premier quart de la classe. Cependant, à chaque fois que le professeur rendait les copies, je sentais en lui une anxiété démesurée qui dépassait la simple crainte de la note elle-même. 

Lorsqu’il écopait d’une note au-dessus de 16, il semblait rassuré. Mais lorsque, en particulier en français, sa note se situait sur un plancher de 12, ce qui était déjà nettement au-dessus de la moyenne, son visage se figait. 

Après quelques semaines, je comprenais que ce type de résultat correspondait avec des lendemains où il venait en cours avec des marques sur le visage et sur les bras. Il était totalement contusionné. 

Lorsque je le questionnais à ce sujet, il bottait en touche, avec des réponses évasives, mais je ressentais un malaise profond de sa part. 

Enfin, après que notre relation soit un peu plus resserrée, il finit par me dire la vérité. Il faut dire que ce matin-là, il était arrivé en cours avec un magnifique cocard qui rendait la moitié de son visage complètement bleu. Le professeur de français s’en était inquiété.

– Je suis tombé et je me suis cogné contre la table, lui répondit-il.

Pourtant, après mon assistance, il finit par m’avouer qu’à chaque fois que ses notes approchaient le bas de la deuxième dizaine, c’est-à-dire autour de 12 ou 13, son père le corrigeait à coups de poing et à coups de pied. Ce type ne pouvait pas concevoir que son fils reste dans la moyenne. Il le voulait au-dessus du panier, dans l’excellence. C’est pour cette raison qu’à chaque fois que sa note était moyenne, je n’ai pas dit mauvaise, il lui infligeait une correction physique au-delà de l’entendement. J’étais effaré par le récit de mon camarade, qui me permettait de comprendre les traces de coups qu’il portait sur son corps à chaque retour de cours le lundi matin.

À l’époque, les châtiments corporels étaient souvent de mise dans les familles. Mais à ce point-là, on dépassait le cadre de la simple correction.

Je ne me souviens plus très bien, après l’émotion qui avait suscité en moi ce récit, comment je me suis pris pour contacter le professeur principal. Le fait est que j’avais pu le faire, et que celui-ci, avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse, avait organisé un petit système de protection avec ses collègues pour protéger Michel. Il aurait été très compliqué de s’adresser directement à son père, d’autant que Michel en aurait subi des conséquences qui n’étaient pas maîtrisables par le corps enseignant.

Ils décidèrent donc que chaque copie qu’ils corrigeraient pour Michel auraient deux notations distinctes. La première note serait écrite avec un crayon de papier afin que Michel puisse la gommer. Il pourrait ainsi connaître la véritable valeur de son travail. La deuxième note serait totalement surévaluée et inscrite à l’encre sur la copie. Ce serait la note officielle que pourrait consulter le père. 

Mon camarade accepta bien sûr la proposition, il avait de toute façon un niveau excellent, et son orientation en fin d’année n’était absolument pas impliquée par ce stratagème.

L’année scolaire s’écoula ainsi, avec une forme de complicité qui s’était établie entre le corps professoral et Michel.

Aujourd’hui, avec le recul, on comprend difficilement qu’il n’y ait pas eu de contact direct avec le père. Mais à l’époque, cela était compliqué.

Michel et moi n’étions plus dans la même classe l’année suivante, et je l’ai perdu de vue, je crois qu’il avait déménagé. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.

Mais sa souffrance est restée dans mon souvenir comme une blessure d’enfance. 

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