chronique villageoise…
Je ne me souviens plus exactement en quelle année » le Grand » était arrivé dans notre village de la flotte. Mais cela devait être entre 1975 et 1976…
Fort en gueule, avec une gouaille de Titi parisien, Yvan Gervreau était toujours flanqué de son chien, un énorme dogue allemand, qu’il avait nommé Igor. Il était le beau-frère d’Alain Evano. C’est ainsi que je l’ai connu.
Avec une trentaine déjà bien entamée, le grand avait déjà un parcours bien chargé.
Comment un titi banlieusard de la ceinture rouge avait pu débarquer dans un petit village de l’île de Ré, à l’époque dépourvue de pont ?
En fait, le gaillard avait déjà vécu de sacrées aventures. Sa présence dans l’île de Ré avait un rapport étroit avec celle du docteur Gilbert qui avait installé son cabinet dans la rue du marché, à la flotte. Tous les deux étaient des amis de jeunesse. Ils s’étaient fréquentés en banlieue parisienne. Pour la petite histoire, afin de payer la fin des études de médecine de son ami, et sa propre vie, Yvan gagnait sa vie sur les tables de poker où il excellait…
Mais un jour, le Dr Patrick Gilbert, qui avait terminé ses études de médecine, avait été rattrapé par le service militaire. Au titre de la coopération, il avait été nommé au Maroc. Il était donc parti dans le Royaume chérifien pour deux longues années, avec sa compagne. Yvan saisit aussitôt cette occasion pour emmener sa propre compagne au Maroc, pour suivre son ami. Mais comment survivre au Maroc, et avec quel travail ? Tout simplement en devenant entraîneur de foot de l’équipe de Casablanca !
Il en avait fallu, du bagout, pour convaincre les dirigeants de cette équipe qu’il était l’homme le mieux qualifié pour faire évoluer les joueurs de ce club.
C’était très révélateur des capacités de persuasion du personnage.
Et ce n’était qu’un début…
Les deux compères menaient la belle vie, en collectionnant aussi les conquêtes féminines.… Mais leurs compagnes, où épouses du moment, également.
C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent malgré eux impliqués dans un imbroglio politico-judiciaire complètement loufoque.
En effet, à cette époque, l’un des hommes les plus puissants du régime en dehors du roi du Maroc, le général Oufkir, était ministre de la Défense du roi Hassan II ; chargé de toutes les affaires « délicates » du roi… mais les trahisons viennent toujours de la part des gens en qui on accorde le plus confiance.
Oufkir organisa un attentat contre Hassan II.
Obtenant l’appui de plusieurs militaires de l’armée de l’air marocaine, notamment du lieutenant-colonel Mohamed Amekrane, chef adjoint de l’aviation militaire et du commandant Kouira, chef de la 3e base aérienne militaire de Kénitra, il organise contre le roi Hassan II une tentative d’assassinat (coup d’État des aviateurs) qui échoue le 16 août 1972 : de retour de France, l’avion royal d’Hassan II est mitraillé par trois avions de chasse F-5 lors de son escorte aérienne, mais réussit à se poser à l’aéroport de Rabat-Salé. La répression du roi fut terrible, Oufkir fut exécuté séance tenante de 4 balles, et les complices subirent un sort funeste.
On pourrait se demander à juste titre ce que ces événements avaient à voir avec Yvan et son ami. Mais il y avait une relation « étroite » entre leurs compagnes et… deux des pilotes de mirage qui avaient tenté d’abattre l’avion du roi.
Enquête de police musclée, tracasseries de tous ordres, tout le monde se retrouva bloqué au Maroc dans des conditions assez difficiles. Après intervention du gouvernement français, ils furent tous rapatriés en France après quelques sueurs tout à fait compréhensibles. C’est ainsi que Patrick Gilbert s’installa comme médecin à la flotte. Il n’en fallait pas plus pour que son copain débarque avec sa compagne et son chien Igor.
Pour subvenir à ses besoins, il se lança dans le commerce, de différentes manières, en exerçant ses talents sur les marchés de l’île de Ré. Il avait la faconde, mais aussi le génie.
Deux petites anecdotes illustrent parfaitement les talents du personnage en matière de commerce itinérant.
Pour ce qui concerne le véhicule de transport, Yvan et sa compagne ne juraient à l’époque que par le SG 2 de Renault. C’est avec ce véhicule qu’ils transportaient ces marchandises sur les différents marchés. Il emmenait avec lui des vendeurs dont Alain Evano, (Nono) qui n’était autre que son beau-frère. Ayant travaillé moi-même avec Alain plus tard, c’est ainsi que je connais ces histoires.
Un matin, donc, alors qu’il quittait La Flotte pour aller vendre ses marchandises au marché du bois-plage, un pneu du camion explosa. N’importe qui en cette circonstance, et surtout à cette époque où un pneu était composé d’une chambre à air et du pneumatique lui-même, se serait arrêté sur le bord de la route pour changer la roue. Mais Ivan ne s’arrêta pas.
Il continua de rouler en direction du Bois-Plage comme si de rien n’était.
Stupéfaits, les vendeurs assis à côté de lui l’interpelèrent en lui disant que s’il continuait à rouler il allait complètement détruire et le pneu, et la roue, ce qui provoquait une perte d’argent importante. Il ne répondit pas tout de suite.
Alors qu’ils insistaient, et il leur expliqua que s’il échangeait la roue en cours de route il perdait la première heure de vente sur le marché, la bonne place qu’il espérait, et leur démontra que cela représentait beaucoup plus d’argent en saison d’été que la perte d’une roue et de son pneu.
Et c’était vrai…
Une autre fois, lui et sa compagne s’aperçurent qu’un de leurs produits ne se vendait absolument pas. Tous les soixantenaires aujourd’hui se souviennent des fameuses sandales de plage qu’on appelait des « nouilles », et qui étaient à la mode dans les années 60, en plastique ajouré, transparentes.
Ils avaient acquis un lot de ces mêmes « nouilles » mais de couleur orange, manifestement totalement invendables. Au bout de quelques semaines, il fallait prendre une décision radicale.
Un matin, ils emmenèrent tout le lot de nouilles orange, l’installaient sur le stand, et surplombèrent le tas de sandales par une énorme pancarte. Sur celle-ci était écrit en grosse lettre : « spécial crabe »
L’effet fut prodigieux. En deux heures de temps, la totalité de la cargaison avait été vendue. Ces deux petites anecdotes résument parfaitement l’état d’esprit qui pouvait animer Yvan et sa compagne.
Ainsi, plus tard, ils vont se reconvertir dans la vente directe des huîtres de l’île de Ré sur des emplacements situés dans la banlieue rouge de Paris. C’est durant cette période que je l’avais rencontré, et je dois bien l’avouer, que je l’ai imité. Encore une fois, l’idée était géniale. Grâce à son passé de banlieusard prolétaire, Ivan avait conservé des liens très forts dans les banlieues du Nord dirigées par le Parti communiste. Il avait ainsi obtenu des emplacements stratégiques pour pouvoir installer ses stands devant des cafés située sur des carrefours. On y vendait l’Humanité, il y vendrait des huîtres.
Il avait embauché quatre jeunes vendeurs de l’île de Ré qu’il transportait avec son fameux SG 2, bourré d’une tonne d’huîtres. Il chargeait le jeudi soir, remontait la nationale 10 le vendredi matin pour déballer à partir du vendredi midi jusqu’au dimanche midi. Grâce à ses conseils, j’avais moi aussi créé ma première activité en chargeant une demi-tonne d’huîtres tous les jeudi soir pour monter vers la région parisienne, en le suivant.
Pour ne pas perdre une seule minute, il n’y avait pas d’arrêt « pipi ». C’est ainsi qu’en le suivant avec mon véhicule sur la nationale 10, je pouvais voir les deux portes arrière de son fourgon s’entrouvrir, et ses vendeurs pisser allègrement sur la nationale, alors que leur camion roulait à fond la caisse, en me faisant face.
Il ne me restait plus qu’à actionner les essuie-glaces…
Quand il était dans l’action au travail, il ne comptait ni son énergie ni son temps. Mais ses revenus étaient alors en conséquence. Un seul week-end de vente lui rapportait à l’époque l’équivalent de 6 smic mensuels! Celui de Noël et de nouvel an cumulés pouvaient correspondre a une quarantaine de smic mensuels. C’était Byzance, l’opulence. (Chacun comprendra alors avec quel intérêt je me suis lancé également dans cette activité, dans une période où tout se refermait sur le plan professionnel.)
Alors forcément, son train de vie était à la hauteur.
Il offrait des week-ends à Londres à sa compagne dans des palaces, il menait grand train. Mais il avait aussi table ouverte dans les bars sur le port de la flotte, où il jouait aux cartes et arrosait la populace. On l’appelait « Le Grand »… Sur le port du village, il était omniprésent, incontournable. Il avait sa place attitrée dans tous les bars du bassin. Son chien Igor l’accompagnait en permanence. Cela me faisait que rajouter du prestige aux personnages, compte tenu de la taille du dogue allemand, qui au demeurant, était d’une placidité exemplaire. Les jours passaient, ponctués par les week-ends de récolte en région parisienne et les semaines chargées de jeux de cartes, de bières au comptoir, de grands discours charmeurs qui envoutaient toute une partie du village. Yvan régnait sur ses sujets suspendus à son verbe, Yvan flambait…
Mais, comme dans tous les contes de fées, les belles histoires prennent toujours fin.
Le point final fut extrêmement soudain, inattendu. Un matin, alors qu’on pensait qu’Yvan était allé faire pisser son chien Igor, il ne revint pas à son domicile. Igor était rentré seul. Le camion SG 2 n’était plus là.
On en conclut rapidement qu’Yvan était parti avec son camion.
Sa compagne, désemparée, se retrouvait seule dans leur logement, dans lequel toutes les affaires de son compagnon étaient restées…
Heure après heure, alors que la nouvelle se répandait dans le village, le charme fit place à la stupeur. Mais quelques jours plus tard, alors que tout le monde avait compris qu’Yvan ne reviendrait plus jamais, cette stupeur fit place à la colère.
On s’aperçut que les ardoises étaient nombreuses. Il restait des mensualités à payer dans les cafés du port. Il restait aussi les derniers achats d’huîtres qu’il avait vendu dans les derniers week-ends de la saison. Il restait des loyers impayés. Ivan avait donc pris la tangente. Dans son petit appartement qui donnait sur la mer, sur le quai, il avait tout laissé. Il s’était volatilisé. Et tout le village était stupéfait.
On n’a jamais revu Yvan. Quelques années plus tard, certaines rumeurs évoquaient sa présence comme entraîneur d’un club de foot en banlieue parisienne. Il s’était fondu dans l’anonymat et personne ne l’a jamais revu. Sa compagne a refait sa vie, Igor a été adopté par son ex-beau-frère, Alain Evano.
Ce dernier me proposait de reprendre les bancs d’Yvan en région parisienne, et de l’embaucher comme salarié.
Comme je n’étais pas chaud, ayant été échaudé par la baisse des ventes de mes propres bancs, ce fut l’inverse qui arriva.
Alain se jeta dans l’aventure, m’embaucha comme salarié. Nous profitâmes ainsi des dernières années d’opulence, dans les quartiers populaires de la ceinture rouge, avant que les différents plans sociaux de Raymond barre finisse par détruire la qualité de vie du prolétariat parisien, et donc du nôtre.
Les 30 glorieuses étaient terminées.
Un jour, alors que je vendais au café des 4 routes à Asnières, « Nanard », le patron du café, me héla pour m’annoncer un appel en attente à la cabine téléphonique numéro 4.
C’était une maison de disque qui acceptait de me produire mon premier 33 tours. Je quittais le tablier, je reprenais ma guitare, la page était tournée, et j’attaquais une autre vie…
Je n’ai jamais revu Yvan.
Personne n’a jamais revu Ivan.
Il s’est fondu dans les limbes d’une banlieue grouillante avec son mystère, sa faconde, son charme.
Au village de la flotte, les ardoises se sont effacées petit à petits, et la vie a repris, un peu monotone. Tout le monde a oublié Ivan.
Ou plutôt, tout le monde s’est efforcé de l’oublier. Beaucoup restaient penauds avec l’impression de s’être fait un peu posséder… Mais avec le recul, on peut aussi évoquer pour sa défense, qu’Yvan avait fait rêver une bonne partie du port avec ses chimères.
Quant à moi, j’avais repris la route. Mais désormais je ne transportais plus d’huîtres, mais une sonorisation avec des instruments de musique, pour parcourir la France avec mes spectacles.
J’étais jeune, et d’immenses portes s’entrouvraient pour ma propre aventure.